« Rénover l’architecture »

Dans le fil de la publication du rapport d’information sur la création architecturale, François de Mazières, député des Yvelines, membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, profite des Universités d’été de l’architecture pour faire des propositions en vue de l’examen du projet de loi relatif aux patrimoines culturels prévu au premier semestre 2015.

« La profession d’architecte connaît aujourd’hui une double évolution qui lui est préjudiciable : elle se paupérise économiquement et se marginalise dans le processus de construction. Le revenu médian annuel d’un architecte est de 28 600 euros alors qu’en France le ratio architecte/population (45 architectes pour 100 000 habitants, soit 30 000 architectes inscrits au tableau) est faible au regard de la moyenne européenne (82 pour 100 000). Le morcellement de la maîtrise d’œuvre a incontestablement contribué à un appauvrissement de la profession ainsi qu’à une marginalisation de l’architecte dans le processus de construction. En effet, parmi les corps de métier qui participent à la maîtrise d’œuvre, les bureaux d’études et de contrôle ont pris une part prépondérante qui a réduit le rôle de l’architecte. Si bien qu’en France, le recours à l’architecte est injustement perçu comme un luxe : il induirait un coût supplémentaire pour un gain accessoire ; cette doxa[1] explique que les architectes n’interviennent que sur un tiers des constructions. Or, le coût global (sur 30 ou 50 ans) ainsi que le taux de sinistralité sont plus faibles lorsqu’un bâtiment est conçu par un architecte tandis que ses usages sont mieux pris en compte, y compris dans une dimension environnementale, ce qui est indispensable au regard de la diminution de la taille des logements liée à la solvabilité des ménages.

Une fois ce constat établi, il convient de s’interroger plus avant sur ses causes, liées tout à la fois au cadre juridique des concours d’architecture, à la place accordée aux jeunes architectes et paysagistes, à l’inflation normative et réglementaire et aux nouvelles formes que prend la commande publique.

Il apparaît tout d’abord que la réglementation européenne relative aux concours publics a contribué à cette marginalisation de l’architecte : elle le prive d’un dialogue avec le maître d’ouvrage puisque l’anonymat est requis ; cette règlementation crée une forme de frustration pour les candidats (qui ne peuvent pas défendre leur projet), et biaise le rapport entreprise-client pour les nominés (qui peuvent sous-évaluer les coûts de la construction pour être dans les critères, alors qu’ils ont parfois été sélectionnés sur le montant de leurs honoraires). Il conviendrait d’organiser les concours publics en deux temps puisque leur enjeu premier est d’ouvrir leur spectre avec un appel à candidatures largement ouvert et secret, donnant ensuite lieu à la sélection de trois à cinq nominés – étant la norme habituelle – pouvant être auditionnés. Cette levée partielle de l’anonymat permettrait, dans un second temps, d’engager un dialogue sur le projet et de ne pas apprécier la valeur des candidatures à la mesure des seuls honoraires demandés. Ce point donne d’ailleurs lieu à une véritable « guerre des honoraires » au détriment de l’architecte et de la qualité des projets. Aussi convient-il de s’interroger sur le recours à une grille de référence[2] en fonction de l’importance du bâtiment ou de l’ouvrage d’art réalisé, afin d’éclairer le jury sur la juste rémunération des architectes.

Concernant la place des jeunes générations, le rapport se fait l’écho de la proposition formulée par plusieurs architectes de réserver deux places sur cinq aux candidats sans références (soit parce qu’ils débutent, soit parce qu’ils n’en ont pas encore dans le domaine considéré) ; plutôt que de contraindre, je suis d’avis de laisser liberté et souplesse au jury dans son choix des nominés et ne pas créer d’obligation supplémentaire. Il convient aussi de soutenir les initiatives en faveur de la promotion des jeunes architectes, un bon exemple étant fourni par le concours des Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP), intéressant de jeunes professionnels de moins de 35 ans, soumis à une sélection professionnelle.

Par ailleurs, l’empilement de normes et de règlements – parfois même contradictoires – bride véritablement la création architecturale. Paradoxalement, les instances qui les élaborent ne s’appuient pas ou que trop rarement sur l’expertise des architectes. Outre le nécessaire travail de simplification (qui ne doit pas épargner le permis de construire), la mission d’information a unanimement proposé de substituer un objectif de résultat à une logique de moyens – en matière d’accessibilité, de consommation énergétique, de sécurité incendie, etc. – ce qui permettrait de libérer les architectes de contraintes formelles, sans altérer la portée de la norme et du règlement.

Enfin, au cours de la précédente décennie de nouvelles formes de dévolution de la commande publique sont apparues avec parfois une prépondérance de l’ingénierie financière sur l’architecture : cette évolution du cadre juridique de la construction a induit une dépendance des architectes à l’égard des entreprises mandatées et un dumping sur les honoraires, tandis que l’affaiblissement de la maîtrise d’ouvrage publique induit un risque de diminution de la qualité architecturale.

Les remèdes sont d’une double nature : mieux former l’architecte et promouvoir son expertise tant auprès des collectivités que vis-à-vis des particuliers. Face aux mutations du métier, il apparaît impérieux de renforcer la profession d’architecte : à la fois au cours de la formation initiale, en favorisant les stages en collectivité territoriale aussi bien au sein des services techniques et administratifs qu’auprès des élus (élaboration des documents d’urbanisme, instruction des permis de construire, phase opérationnelle des chantiers, etc.), en enseignant la réhabilitation (qui aujourd’hui représente 50 % des chantiers) et en sensibilisant au patrimoine et à sa préservation (afin de pallier la méconnaissance réciproque architectes-architectes des bâtiments de France) mais aussi en développant la formation continue, notamment vis-à-vis des outils numériques, et en participant de la reconnaissance de la profession en renouant avec la signature de la façade.

L’architecte doit faire valoir son expertise auprès des collectivités territorialeset tout particulièrement des intercommunalités qui représentent une voie future pour la commande publique : il est donc d’utilité publique de développer la culture architecturale des élus dans un objectif d’intérêt général (comprenant le respect de l’équilibre ville-nature) ; cette culture de la commande publique repose sur un dialogue maître d’ouvrage-maître d’œuvre (au travers de la promotion d’opérations d’aménagement exemplaires) et sur la professionnalisation de la maîtrise d’ouvrage publique (recrutement d’architectes-conseils en collectivité territoriale et enseignement de la culture de la maîtrise d’ouvrage à Sciences Po et à l’Institut national des études territoriales). Enfin, le grand enjeu démocratique consiste à susciter auprès des particuliers l’envie d’architecture, notamment dans le cadre de la construction d’une maison individuelle : en cela, il faut donner l’exemple en valorisant l’architecture contemporaine – en accompagnant les journées portes ouvertes des maisons d’architecte et en ouvrant les journées du patrimoine à la création contemporaine. Mais au-delà de l’incitation, les pouvoirs publics peuvent : abaisser les seuils rendant obligatoire le recours à l’architecte ; conforter les Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) dans leur rôle de conseil gratuit – en encourageant leur recours en amont de la phase d’instruction d’un permis de construire – tout en assurant leur pérennité dans le cadre de la réforme des collectivités territoriales ; et renforcer le maillage national des maisons de l’architecture en s’inspirant du travail exemplaire réalisé à Bordeaux autour d’Arc-en-Rêve.

En guise de conclusion, il serait dommage que la France rate une occasion unique de repenser la ville au moment où se dessine une véritable révolution de la ville et de l’architecture avec les impératifs du développement durable. Véritable « Nouvelle frontière » de l’urbanisme du XXIe siècle, il s’agit de repenser les formes urbaines et architecturales à partir d’une meilleure prise en compte de l’environnement et de la valorisation des nouvelles technologies, des matériaux. Dans un contexte de crise de la profession d’architecte, l’espoir est là : l’impératif que constitue aujourd’hui la nécessité de penser une ville et un habitat plus économe en énergie, mieux adapté aux nouvelles formes de la vie en société, davantage préoccupé par l’équilibre entre le bâti construit et l’environnement naturel, en un mot plus humain, est une opportunité à saisir. La France possède tous les atouts pour jouer un rôle majeur dans cette réflexion et ce nouveau paradigme de l’architecture mondiale. Pour ce faire, elle peut s’appuyer sur de solides écoles, une réputation internationale de qualité aussi bien sur le terrain de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. »

François de MAZIERES, député des Yvelines, président de la Communauté d’Agglomération de Versailles Grand Parc et maire de Versailles. François de MAZIERES a notamment été président de l’Institut Français de l’Architecture et de la Cité de l’architecture et du patrimoine.

[1] Selon une enquête IPSOS pour AMC et Le Moniteur (août 2011), 82 % des personnes interrogées considèrent l’architecture comme un « luxe onéreux ».

[2] Comme le prévoyait l’article 5 du décret n°73-207 du 28 février 1973 relatif aux conditions de rémunération des missions d’ingénierie et d’architecture remplies pour le compte des collectivités publiques par des prestataires de droit privé, abrogé en 1994.

Partagez

Un commentaire au sujet de « « Rénover l’architecture » »

  1. Gainche Mathieu

    Architecte - Village - 71390
    Vous faites un tableau assez juste de notre métier et de ses enjeux, même si je distinguerais davantage la maîtrise d’oeuvre en construction neuve, dont une petite partie est concernée par les concours, de celle s’occupant de la réhabilitation, concernée davantage par le grand projet de la rénovation énergétique.
    A ce sujet, pourquoi les architectes ne sont-ils pas les interlocuteurs privilégiés du gouvernement, pour diagnostiquer et planifier ce chantier à grande échelle, plutôt que la FFB ou la CAPEB, qui sont des représentants de professionnels de la mise en oeuvre technique, et non de la conception ?
    Je m’attendais aussi à une amorce d’explication de l’écart entre les densités d’architectes en France et en Europe : est-ce suffisant de parler du partage de la maîtrise d’œuvre (qui prouve que nous savons travailler en équipe et redistribuer malgré notre pauvreté) et du fait que nous sommes considérés comme un luxe, voire inutiles (alors que nos réalisations sont plus rentables, ce qui prouve que nous ne savons pas communiquer) par une grande majorité ? Or une bonne partie des décideurs sont précisément dans cette majorité, d’où le problème…
    Arrêtons de penser que nous sommes dans un monde de croissance et de progrès. Certes les plus fortunés s’enrichissent et « optimisent » fiscalement, mais au détriment des Etats et des classes « moyennes » ou plus pauvres.
    Il n’y a pratiquement plus d’annonces d’emploi avec CDI ; or sans CDI, aucune possibilité d’emprunt, aucun investissement sérieux. L’abîme se creuse entre les populations intégrées et favorisées, et tous ceux qui vivent dans la précarité des CDD, de l’interim, du mi-temps forcé, ou du chômage. Ils n’ont d’autre choix que le recours à l’auto-construction, d’où le succès des grandes surfaces de bricolage, concurrençant directement le secteur professionnel du bâtiment.
    Dans ces conditions, je pense que la vision d’une « révolution de la ville et de l’architecture » concernera bien peu de monde…

    Objectif de résultat : pour comprendre la problématique de la rénovation énergétique, voici quelques chiffres :
    budget très raisonnable pour rénover logement 4-5p : 50 000 HT (chauffage, ECS, isolations, électricité, reprises de finitions)
    Consommations mensuelles initiales (gonflées) : 400 soit 5000 / an
    Gains de consommations escomptés : 50 % (si les travaux sont bien faits) soit 2500 / an
    Délai de retour sur investissement : 50 000 / 2500 = 20 ans (hors frais bancaires !) dans un calcul très favorable.
    Ce qui signifie que sans une aide conséquente, il est tout à fait déraisonnable pour un ménage, au coût actuel de l’énergie, de financer ces travaux, hors valorisation rapide du bien à la revente, si le marché immobilier se porte bien.

    Vous connaissez certainement le remarquable document SÉNATORIAL suivant : le rapport d’information n° 64 (2004-2005) de M. Yves DAUGE, fait au nom de la commission des affaires culturelles, déposé le 16 novembre 2004. (lien internet : http://www.senat.fr/rap/r04-064/r04-064.html )
    Intitulé : Métiers de l’architecture et du cadre de vie : les architectes en péril

    Il est resté sans effet notable et reste d’une criante actualité.

    Répondre

Commentez

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.