La question du Logement, sans jamais disparaître, réapparait à chaque période de l’Histoire, qu’elle soit « en crise » ou en pleine prospérité. Elle hante la bonne et la mauvaise conscience universelle et a suscité, à l’orée de la société industrielle occidentale, des expériences ou des écrits militants qui ont laissé des traces indélébiles. Le Droit a-t-il sa place dans un débat où brillent, par leur talent ou leur incompétence, les pouvoirs politiques qui élaborent la règle de Droit et les acteurs de la Construction, de l’Urbain et de l’Architecture qui conçoivent et réalisent les logements ?
Nul ne contestera le droit aux représentants des Sciences humaines et sociales, de la politologie, de l’architecture, de l’urbain et du paysage, de débattre de cette question. Si le juriste y est invité, c’est aussi pour tenter de démystifier l’essence et la fonction du Droit dans l’acte de construire des logements et révéler les faces multiples et complexes du Droit dans un processus de mise en concurrence où l’avocat n’est pas seulement un chef d’orchestre chargé de battre du contentieux.
La question du logement qui a été prolongée successivement par la question urbaine et la question foncière à partir des années soixante-dix, pose la question du Droit en général et la question du Droit de propriété, fondement de notre Code Civil.
I- Du Droit et du Juriste
A- Du Droit au service des Dominants
Le Droit n’est pas la pierre philosophale. Dans notre société française, il n’est pas d’essence divine mais c’est en Droit que nos plus grands juristes, depuis la Révolution française, ont écrit la Constitution.
Le Droit n’est pas simple parce que la complexification des rapports de production et des rapports sociaux ne l’est pas non plus.
Le Droit ne sécurise plus car, comme l’a reconnu le Conseil d’Etat en 1992 en matière d’urbanisme, il reste incertain, flou, flexible, diront certains juristes.
Aussi, pour répondre à la question du Logement, le savetier et le financier, le promoteur ou directeur de sociétés HLM, leviers et bras armés de la construction, demandent la même chose : un peu de stabilité !
Ce Droit dominant est curieusement paradoxal : il doit répondre à une demande de régulation, de normalisation, notamment dans le domaine de l’environnement, de la performance énergétique et contradictoirement à une demande de libéralisation.
Ici, le cœur des concepteurs entonne le grand air de leur opéra (œuvre) : Laissez-moi créer, laissez-moi créer ! Nous n’en pouvons plus des P.L.U qui nous obligent à travers l’article 11, relai de l’article R. 111-21 du code de l’urbanisme, à nous soumettre à des pentes de toits stupides, à des matériaux insipides labélisés pour faire du régionalisme.
Alors, faute de mieux, on va avoir recours à l’avocat, le soldat des recours, pour suspendre, annuler des décisions administratives qui risquent de bloquer une opération.
Mais le temps est bien long pour obtenir gain de cause. Heureusement, l’avocat peut revêtir sa tenue d’urgentiste pour tenter de pallier le manque à loger.
Les référés se développent, « les forces imaginantes du Droit » (pour reprendre le Titre du livre du professeur Mireille Delmas Marty) vont, par la négociation, permettre de débloquer les situations.
En outre, pour que les Logement soient construits, il faut que la question de l’aménagement ait été traitée au préalable. Dans ce contexte, surgit un autre paradoxe : les sociétés d’aménagement vont devoir exproprier des propriétaires, des locataires, expulser des « individus » (comme les nomment les policiers) sans droit ni titre, pour en loger d’autres. Car, ultime paradoxe qui provoque la juste irritation des architectes : il faut détruire pour construire ! Stupidité monstrueuse, surtout quand on pourrait réhabiliter pour mieux loger.
En résumé, le Droit dominant a bien du mal à résoudre les contradictions d’un système où la politique du logement n’est pas une priorité suffisante.
B- Du Droit au service des Dominés
Si le Droit en général et la plupart des Droits ont été au service des deux forces dominantes, souvent réduits à une seule : la politique et l’argent, les contradictions du système ou ses intransigeances, exacerbant les inégalités et les injustices, ont provoqué, au cœur de la Social-Démocratie, des propositions ou actions de révoltes voire de révolution.
Une des plus emblématiques, au lendemain de la seconde guerre mondiale, a été la révolte de l’Abbé Pierre, qui, non seulement a résisté au système, comme il l’avait fait dans le Vercors durant la guerre, mais devant cette crise terrible du Logement par cet hiver de 1954 où les gens mouraient sur le trottoir, a prôné la violation des règles d’urbanisme pour construire à la hâte des logements accueillant les sans logis. Cette action déjà relatée à la radio et à la télévision par son appel de 1952, il l’a mise en scène au théâtre par une pièce qui n’a pas laissé une grande place dans l’Histoire, mais pour laquelle j’ai gardé une certaine tendresse parce qu’il m’y avait convié l’ayant accompagné comme avocat, dans certaines de ses aventures. Le Titre en est « Permis de Vivre » qui s’oppose et doit l’emporter sur « Permis de Construire », car lorsque la loi est illégale, il est juste de la violer !
Le second exemple que nous avons déjà cité est celui qu’a mis en œuvre la Commune de Paris et dont il faudrait encore aujourd’hui s’inspirer.
Notons la manière quelque peu « gauchiste » dont certains étudiants des Beaux Arts, pour fêter le 21 Mars 1971, ont rédigé un texte « Communeux » en treize articles dont nous retiendrons :
« 1- Les sols sont expropriés, les résidences secondaires occupées, les professions de promoteurs, agents immobiliers et autres profiteurs de la détresse générale, sont interdites.
Dans chaque immeuble de plus de trois étages, un étage sera d’usage collectif, salles de réunion, crèches, ateliers d’expression, bibliothèques ».
« 2- Les métros, autobus, trains de banlieue sont non-payants, l’usage des voitures particulières est interdit sur tout le territoire parisien, la commune met à disposition des parisiens, à titre gratuit, un million de bicyclettes ».
Bien sûr, il faudrait évoquer tous les textes qui se sont accumulés depuis trente ans en apportant quelques améliorations, au moins sur le papier. C’est le cas de la fameuse Loi DALO : Droit au Logement opposable qui hisse dans la hiérarchie des normes juridiques le Droit au Logement à un bon niveau. Mais il ne faut pas exagérer ! D’une manière cassante, la Cour de cassation et les institutions refusent au Droit au Logement le statut de Droit de l’Homme et de Droit Constitutionnel.
Certains avocats tel Rolland Weyl, leader de l’Association Droit et Solidarité, défendent farouchement les expulsés en s’appuyant notamment sur la Convention de Genève qui reconnaît la priorité du Droit au Logement considéré comme un Droit de l’Homme.
Aussi, la question du Droit au Logement rebondit au cœur de la contradiction. La question du Logement doit-elle s’étendre aux 3.600.000 personnes non ou mal logées, comme le rappelle « L’état du mal-logement en France en 2012″ de la Fondation Abbé Pierre, et ce, quel que soit leur statut juridique ? Ou doit-on encourager l’accès à la propriété pour résoudre la question du Logement ?
Il y a tout lieu de penser que si le Front de Gauche veut assurer sa posture à gauche pour la défense des dominés, il devra répondre à ces questions.
II- Du droit de la propriété du Logement
Il faut distinguer deux aspects fondamentaux révélés par le Droit de propriété en perspective du Droit au Logement : le Droit de propriété-accession et le Droit de propriété-création.
A- Du Droit de propriété-accession au Logement
La Social Démocratie française, qu’elle soit de droite ou de gauche, a privilégié l’accession à la propriété par toute une série de dispositions financières et juridiques, qui ont porté, tantôt sur l’aide à la pierre, tantôt sur l’aide à la personne.
Durant les Trente Glorieuses, la croissance et surtout l’inflation ont permis à des couples à revenus modestes de construire leur patrimoine immobilier bénéficiant d’un immense différentiel entre le taux de l’inflation (très haut : 12 à 14%) et le taux de remboursement des crédits très bas (3 à 5%).
La France, est aujourd’hui au bord de la récession. Les banques rechignent à consentir des prêts ou à des conditions de taux et de garanties inaccessibles aux « primo-accédants ». La machine à construire des Logements est bloquée.
La connaissance de l’évolution du Droit de propriété, régie par notre Code Civil, est nécessaire pour évoquer les différentes formes d’appropriation du Logement dont le Droit régit la régulation.
Dès sa naissance, ce Droit de propriété hérité des romains comportait en son sein une faille : la fameuse division entre usus, fructus et abusus.
L’imagination des juristes au service d’une rentabilité maximum des espaces bâtis a conduit soit à une autre division de la propriété dans l’espace, la bi-propriété, soit à une division dans le temps : « la multipropriété », marque déposée appartenant au groupe des Travaux de Marseille et permettant d’accéder à des tranches de temps de la propriété.
Citons un dernier exemple d’accession à la propriété : le contrat de location-accession de la loi du 12 juillet 1984 peu connu, peu appliqué, parce que difficile à mettre en œuvre.
C’est pour reprendre la définition de l’article 1 de la loi « un contrat par lequel un vendeur s’engage envers un accédant à lui transférer par une manifestation ultérieure de volonté et après une période de jouissance à titre onéreux, la propriété en tout ou partie d’un immeuble moyennant le paiement fractionné ou différé du prix de vente et le versement d’une redevance jusqu’à la date de la levée de l’option ».
B- Du Droit de propriété-création
La question du logement passe par la création architecturale s’insérant dans un contexte de plus en plus urbain.
La France peut s’honorer d’avoir donné aux architectes, grâce aux concours d’architecture, la possibilité de constituer un patrimoine architectural de Logements sociaux.
Les Logements sociaux sont devenus la référence pour le secteur privé. L’architecture moderne et post-moderne s’est déployée sur d’autres secteurs grâce à une réussite globale en matière de Logements sociaux.
Ce dont les Maîtres d’ouvrages privés ou publics, promoteurs, sociétés d’économies mixtes, sociétés HLM, n’ont que récemment pris conscience, c’est l’existence, pour la construction de Logements, d’une autre propriété que celle de la propriété matérielle.
Pourtant, figurent parfois dans les contrats ou marchés les liant aux architectes ou aux équipes de maîtrise d’œuvre, une clause consacrée à la propriété intellectuelle faisant référence à une loi d’ordre public datant du 11 Mars 1957.
Depuis 1992, c’est le code de propriété intellectuelle qui régit avec les marques, les brevets et les dessins et modèles, le Droit d’auteur. Ce droit de propriété artistique bénéficie à tout concepteur notamment à l’architecte ayant fait preuve, dans l’élaboration de ses études et de ses plans, d’originalité.
Aussi, l’œuvre architecturale, urbaine ou paysagère, bénéficie d’une double protection. Celle qui régit, comme en matière de cinéma, les droits d’exploitation, c’est-à dire de reproduction ou de représentation, et qui permet aux auteurs de bénéficier d’une rémunération spécifique indépendante de celle due au titre de leur travail.
La seconde protection spécifique à la France et aux pays de Droit romain, consiste à attribuer à l’auteur un Droit moral lui permettant non seulement que son nom figure sur les études, plans et bâtiments mais surtout que son œuvre soit respectée s’il s’avère qu’elle doit être modifiée par un tiers.
Les architectes travaillant pour le secteur public et tout particulièrement attachés à résoudre, à leur échelle, la question du Logement, ont parfois été réticents à faire jouer cette protection, partant du principe que si les habitants avaient envie de modifier les espaces qui avaient été conçus pour eux, l’architecte était mal venu de se comporter comme un empêcheur de modifier en rond.
Cette vision erronée de la vocation du Droit de propriété immatérielle est basée sur le fait que l’architecte pense, à tort, que la propriété artistique, si elle est appliquée, interdit toute modification.
En réalité, ce droit essentiel n’a pas pour objet, en cas de modification, que d’empêcher l’altération de l’œuvre. Signalons avec force, qu’en cas de réhabilitation de Logements, ce droit est opérant.
La question de la propriété de l’architecte auteur n’est pas un frein à la question du Logement, elle est, au contraire, une valorisation de l’espace habité par son occupant. C’est ce qu’a défendu Pierre Riboulet légitimemant socialement et esthétiquement la forme.
Conclusion :
Existe-t-il des réponses juridiques à la question du Logement ?
Nous en avons évoqués quelques unes en abordant le thème de l’accession à la propriété, mais il y en a bien d’autres. Citons, parce qu’elle a revêtu un caractère emblématique, la Loi de 1948 qui a permis durant des générations à de nombreuses familles d’accéder, dans des conditions de loyers mieux adaptés à un Logement.
Mais d’une manière raisonnablement utopique, si comme nous le pensons, un des verrous juridiques pour l’accession à un logement est la propriété, il existe un concept opérationnel, dans le sens où l’entend le professeur Christian Atias, permettant de fournir une réponse juridique à la question du Logement. Enoncé strictement par la Doctrine et la Jurisprudence, c’est le droit de Jouissance.
Nous préférons ce parfum hédoniste : « Droit de Jouir » non pas pour faire plaisir à Michel Onfray, mais parce qu’il est le fondement même du Droit de propriété de l’article 544 du Code Civil : « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue… » Cette définition revient lorsqu’il s’agit de la propriété immatérielle de l’œuvre.
Aussi, la question du Logement est La priorité à laquelle doivent être conviés les politiques et surtout les habitants. S’y joint la question de la création architecturale et urbaine sans laquelle le Logement ne restera qu’un produit. C’est sur la réconciliation du travail, de la production et de la création, pour apporter un peu plus de Bonheur aux habitants qui doivent bénéficier d’espaces à mieux vivre que le juriste se met à disposition des acteurs.
Michel Huet, Avocat, Membre de l’Académie d’Architecture, Vice président de l’Association Française du Droit de la Construction
* Texte publié initialement dans le bulletin n°50 de la SFA
Quelques références pour approfondir cette communication :
- JB Auby et H. Périnet-Marquet : Droit de l’Urbanisme et de la Construction, Edit. Monchrétien 2012.
- Christian Atias : Science des légistes, savoir des juristes, Aix-en-Provence, PUAM, 1993, 3ème édit., et Devenir juriste, le sens du Droit, LexisNexis 2012.
- Kostas Axelos : Métamorphoses, Editions de Minuit, 1991 et En quête de l’impensé édit. Encre Marine 2012.
- Alexandre Chemetoff : L’île de Nantes : le plan, guide en projet, Editions MeMo 1999.
- Mireille Delmas-Marty : Les forces imaginantes du Droit, Seuil 2004.
- Jean Carbonnier : Flexible Droit, L.G.D.J 2010, dernière édit.
- Marie Cornu : L’espérance d’intangibilité dans la vie des œuvres, RTD civ 2000, p.267.
- Christophe Caron : Les virtualités dangereuses du Droit de Propriété, Editions Defrénois, 15 septembre 1990.
- Conseil Economique et Social : Rapport 2010 sur la mise en œuvre du droit au logement, La Gazette
07/03/2011
- Vlad Constatinesco : Par la norme vers la puissance ? L’expérience de l’Union Européenne.
- Fondation Abbé Pierre : L’état du mal logement en France 2012, Commentaires Chiffrés.
- Bernard Edelman : La propriété Littéraire et Artistique, Que sais-je ? n° 1388, Editions Puf 1999.
- Edouard Glissant : Traité du Tout-Monde, Editions Gallimard 2011.
- Hegel : Le Droit, la Morale et la Politique, Editions Puf 1977.
- Jean-Pierre Le Dantec : Feuillets d’Architecture, Editions du Félin 1997.
- Henri Lefebvre : Le Droit à la ville, Editions Anthropos 1968, édit. 2009.
La fin de l’Histoire, Editions de Minuit 1970.
- Maintenant Henri Lefebvre : Renaissance de la pensée critique par Ajzenberg, Bazinek, Lethierry,
Editions L’Harmattan 2011.
- Philippe Madec : Le coyote, le petit renard, le geai et le pou, Editions Sujet/Objet 2004.
- Hai Nguyen Van : Le logement, un droit de l’homme ? L’Humanité 09/04/2009.
- Bruno Opettit : Droit et Modernité, Editions Puf 1998.
- Michel Onfray : L’art de jouir : pour un matérialisme hédoniste, Editions Livre de poche 1996.
- Frédéric Pollaud-Dulian : Traité de Droit d’auteur, Editions Economica 2006.
- Renzo Piano : La désobéissance de l’architecte, Editions Arléa 2011.
- Paul Ricœur : Le Juste, Editions Esprit 2001.
- Pierre Riboulet : La ville comme œuvre : Conférence pavillon de l’arsenal 1994, Mini Pa 1996.
- Isabelle Chesneau et Marcel Roncayolo Entretiens : L’abécédaire de Marcel Roncayolo, Infolio,
Coll. Archigraphy 2011
- Claude Parent : Errer dans l’illusion, Editions Les architectures hérétiques 2001
- Günther Teubner : Le Droit, un système autopoïétique, Editions Puf, Coll. « Les voies du droit »
- Michel van de Kerchove et François DST : Le Droit ou les paradoxes du jeu, Editions Puf, Coll. « Les voies du droit » 1992.
- De Michel Huet :
Ouvrages :
- Droit de l’urbain : De l’urbanisme à l’urbanité, Editions Economica 1997.
- Droit de l’architecture, Editions Economica 2001, 3ème édit.
- L’architecte auteur, Editions Le Moniteur 2007.
- Marchés publics d’architecture et d’ingénierie, avec Amélie Blandin, Editions Litec 2010.
Articles ou communication :
- Le Droit français des Contrefaçons en architecture, urbain et paysage (cloisons et métamorphoses),
RIDA, janvier 2012.
- Le Droit de Jouir : essai sur les métamorphoses de la propriété matérielle et immatérielle dans les domaines immobilier et urbain, Hommage au Professeur Philippe Malinvaud, Editions Litec 2007.
- Le Droit Moral de l’architecte : question de Droit ou question d’Ethique ? MTP déc. 2004.
- Droit d’auteur ou regard d’un monde déjà construit et d’un monde à aménager, Lamy Droit immobilier n°106, oct. 2003.