La prégnance d’un urbanisme fonctionnel issu du mouvement moderne
Les architectes « héritent » de contextes urbains dans lesquels ils doivent insérer leurs projets. De la qualité de ces contextes peut dépendre la qualité architecturale des bâtiments qui s’y implanteront. Les bâtiments nouvellement construits vont à leur tour modifier l’environnement bâti dans lequel ils s’insèrent et devraient le qualifier un peu plus. L’architecte Frédéric Bonnet, grand prix de l’urbanisme 2014, parle de « Créer des assemblages urbains subtils »*.
Mais depuis plus de 70 ans, la pensée du mouvement moderne a installé dans les textes et dans les esprits une pensée urbaine qui se décline en un urbanisme segmenté et fortement règlementé qui n’a rien de subtil. L’urbanisme de projet a du mal à se faire admettre car il suppose une pensée complexe, itérative et collaborative. Quelques infatigables travaillent pourtant depuis plusieurs années pour le faire comprendre ; citons Ariella Masboungi, inspectrice générale de l’administration du Développement durable, en charge de la mission « Projet urbain ».
Globalement, les urbanistes ne sont pas suffisamment formés à une part nécessaire de création dans le projet urbain ; les architectes s’improvisent trop souvent urbanistes sans saisir les enjeux de cette échelle de réflexion et d’élaboration, qui n’est pas un simple agrandissement de l’échelle du bâti (il y a encore moins de place qu’en architecture pour le « geste » conçu en huis clos) ; les paysagistes entrent trop timidement dans la réflexion urbaine, au mieux par le biais de l’espace public ; les élus et décideurs pensent souvent détenir les capacités à faire seuls du projet urbain : une zone d’activités ici, des logements là, des routes pour les relier. L’urbanisme fonctionnel (une zone = une fonction) a pu faire penser que cela était simple. Les jeux électroniques de type Sim City ont d’ailleurs imprimé cette même idée d’un développement urbain simpliste sur une grille quadrillée apposée sur le territoire (à la manière de celle de Thomas Jefferson appliquée au début du 19ème siècle aux USA) et où le maire décide seul, avec comme lien aux habitants des statistiques de satisfaction anonymes.
S’approprier collectivement les étapes amont des projets urbains
Une des pistes pour installer un contexte favorable à l’urbanisme de projet est de s’approprier collectivement les étapes amont. En effet, les PADD (Plan d’Aménagement et de Développement Durable), SCoT (Schémas de Cohérence Territorial) et PLUi (Plan Local d’Urbanisme intercommunal) ne sont pas des fins en soi. Ils sont les outils pour permettre une future qualité urbaine, paysagère et architecturale.
La loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain) avait confirmé la volonté de concertation des parties prenantes dans l’ensemble du processus d’élaboration des documents d’urbanisme. Cependant, peu d’exemples montrent le partage réel de cette réflexion. Au mieux, l’ensemble des élus des collectivités concernées (c’est-à-dire pas seulement ceux en charge de l’urbanisme) s’invitent autour de la table des négociations, accompagnés de professionnels soucieux de faire vivre cette élaboration collective.
Les citoyens sont les plus éloignés du processus, invités à rencontrer des enquêteurs dans des lieux impersonnels, lors de temps peu adéquats et autour de questions techniques. S’ils se sentent concernés c’est pour défendre leurs intérêts personnels, rarement pour des perspectives collectives de bien vivre ensemble.
Il y a donc un enjeu de rendre accessible au plus grand nombre des sujets techniques mais avec des conséquences sociales fortes. Le phénomène de métropolisation ne fait qu’accentuer la complexité du sujet et le fossé entre techniciens et citoyens. La nécessité d’une « démocratie technique », concept développé par les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe**, s’applique totalement au domaine de l’urbanisme et du projet urbain.
Eduquer et former la chaine des acteurs
Encore et toujours, il faut que chaque maillon de la chaîne des acteurs soit formé et conscient de sa responsabilité propre dans l’ensemble du processus. On peut évidemment citer des exemples d’actions qui vont dans ce sens mais regretter que les volontés manquent pour les développer voire les généraliser. Le récent rapport Bloche sur la création architecturale qui a fait des propositions permettant de « Faire évoluer les citoyens par la formation » nous y incite.
Citons deux exemples allant dans ce sens dans le domaine de l’urbain :
- L’atelier « Habitons demain – urbanisme durable » conçu par le CAUE du Nord, est un jeu de rôle qui propose de partir de la préoccupation de chacun de se loger pour aller vers d’autres considérations, plus collectives, à l’échelle de la ville ou du quartier. Il est proposé à des groupes de personnes, élus, professionnels, habitants, séparément ou ensemble. Ceux-ci doivent faire des choix de modes de vie durable et les animateurs (architectes urbanistes du CAUE) aident à visualiser les conséquences spatiales de ces choix.
- A l’initiative de l’association VivaCitéS Nord Pas de Calais, le projet « Babel – ateliers d’urbanités » est, depuis 5 ans, en étude de faisabilité puis en préfiguration. Il s’est donné comme objectif l’éducation à l’environnement urbain à l’échelle de l’Eurométropole de Lille (France) Courtrai (Belgique flamande) Tournai (Belgique wallonne). Le principe est de travailler en regards croisés (élus, habitants, professionnels issus de champs du social, de la culture, de l’économie et de l’environnement), lors d’activités souvent ludiques en salle ou sur le territoire, pour comprendre les enjeux urbains à cette échelle de la ville ***. VivaCitéS Nord Pas de Calais propose aussi des ateliers d’urbanité intitulés « strates » pour qualifier le processus de concertation des citoyens dans le cadre notamment des PLUi. L’idée est de créer des temps d’éducation à l’environnement urbain en parallèle des dispositifs obligatoire de concertation.
La formation initiale et continue des professionnels de la ville pourrait aller dans le sens d’installer l’urbanisme de projet dans les mentalités et les pratiques. On pourrait notamment imaginer une « Habilitation » pour les architectes en diversification du métier, notamment pour ceux qui font du projet urbain ou de l’accompagnement de processus participatifs.
Une approche prospective de la ville et des territoires
Villes et territoires sont en mutation et les grands défis du 21ème siècle sont encore à relever (adaptation aux changements climatiques, transition vers le pic pétrolier mondial (Peak oil), accessibilité universelle, nouveaux rapports Nord/Sud…). Considérant que l’environnement urbain n’est pas une offense à l’environnement mais un environnement en soi, il faut tenter d’en faire un milieu habitable, soutenable, désirable et abordable. Trop rarement l’exercice de prospective est possible. Très peu d’instances en ont l’obligation, peu se la donnent en initiative. Cela demande un certain effort d’imagination. Cela demande de prendre de la distance vis-à-vis du quotidien pourtant souvent jugé imparfait. S’imaginer un avenir réjouissant et définir les moyens de le réaliser, c’est déjà profiter de cette perspective d’amélioration. Imaginer ensemble des adaptations à chaque contexte, à chaque culture, avec des d’objectifs partagés (respect de la planète, bien vivre ensemble, réalisation de chacun, concilier l’humain et l’urbain, la ville et la nature…) est profitable pour tous.
Des temps spécifiques d’échange et de débats prospectifs mêlant les publics sont indispensables pour faire bouger les mentalités. Ils sont ce que les sociologues appellent des « forums hybrides »**, une des pistes pour atteindre une démocratie technique.
ProjeCt City, forum des nouveaux enjeux et besoins de la ville****, qui se déroulera pour la troisième année consécutive les 22 et 23 octobre 2014 à Lille, est un de ces lieux. Il permet de comprendre l’articulation des échelles de projet (de la poignée de porte à l’aménagement du territoire) et le jeu des différents acteurs qui font bouger la ville et les territoires. Son organisation est elle-même de type hybride avec des partenaires publics et privés.
*http://www.lemoniteur.fr/153-profession/article/actualite/24905758-frederic-bonnet-grand-prix-de-l-urbanisme-2014
** http://fr.wikipedia.org/wiki/Agir_dans_un_monde_incertain et http://developpementdurable.revues.org/1316
*** http://babel-eurometropole.org/ et www.vivacites-npdc.org
**** www.projectcity.fr
Béatrice Auxent, architecte urbaniste au CAUE du Nord, Présidente du CROA Nord Pas de Calais, Présidente de VivaCitéS Nord Pas de Calais.
Architecte - Village - 09110
Oui
Vous abordez un point très important, celui des changements des mentalités dans les modes de vie et la tolérance vis à vis des différents modes de vie. C’est dans ce sens que les débats doivent s’ouvrir.
Autre
Urbanisme de projet, oui bien sûr car il y a à repenser totalement nos villes… et cela n’est pas facile.
Reconnaître l’acquisition de compétences d’architectes dans l’accompagnement de processus participatifs, cela me parait envisageable car les architectes sont parmi les plus sensibles à la fonction d’habiter et certains le prouvent, à une autre échelle certes, en s’impliquant dans des coopératives d’habitants.
Autre
Madame Auxent,
J’apprécie cette perception du projet urbain. Je ne suis pas architecte, ni urbaniste , je suis écologue et de par ma formation, j’ai toujours le besoin de regarder les démarches projet dans leur totalité et leur globalité. Je pense qu’il y a tout intérêt à mutualiser les compétences de chacun pour s’approcher des définitions de projet optimum pour les usagers et les habitants de ces espaces urbains. La pluralité est pour moi gage de qualité à condition que chaque membre s’entende et s’écoute.
En outre, les perspectives démographiques du développement des villes et métropoles me questionnent. Devons-nous renforcer cette croissance des Métropoles ? Devons cautionner cette croissance d’équilibre des territoires entre l’urbain et le rural ? Comment équilibrer les territoires ? Comment concevoir des projets urbains, périurbains et ruraux qui répondent à une volonté d’équilibre fonctionnel des espaces pour gérer au mieux les ressources naturelles, les emplois et les activités professionnelles, favoriser l’attractivité des collectivités ? Les architectes, pour faire ce lien, doivent travailler avec des urbanistes et des géographes. Chacun avec ses performances: architectes- structures des formes urbaines, matériaux, innovation dans les bâtiments, quartiers/éco-quartiers; urbanistes- prospective, optimisation des implantations des équipements et les paysagistes- faire le lien entre les thèmes : eau, trame verte et bleue, qualité de l’air, santé, cadre et qualité de vie.
Du coup pourrions-nous joindre par téléphone pour en discuter (des démarches d’écologie urbaine, des approches systémiques urbains). Dans l’attente de vous lire. Cordialement
Bonjour,
merci pour ces commentaires très encourageant. Je serai présente le 13 octobre à Marseille pour échanger.