Dans le cadre de la réflexion engagée par l’Ordre des Architectes sur « La Fabrique de la ville », j’évoque ci-dessous sept problématiques qui ont été au cœur des deux rapports que j’ai faits sur les questions urbaines, en France et dans le monde, en 1998 et en 2011et qui me paraissent toujours d’actualité (le premier de ces rapports « Demain la Ville » a été publié par la Documentation Française en 1998 et repris dans un livre « Changer la ville » paru en 1999 aux éditions Odile Jacob ; le second « Villes du futur, futur des villes : quel avenir pour les villes du monde ? » a été publié en 2011 par la Délégation à la prospective du Sénat et peut être lu sur le site du Sénat www.senat.fr.
1. La politique urbaine ne peut s’appréhender que dans sa globalité
En France, la politique de la Ville était – reste… -celle des quartiers en difficulté, et le ministère dit de la ville est celui des quartiers difficiles. Le postulat de départ consiste à croire qu’on peut changer les choses -la vie, l’habitat, le bâti, l’activité…- dans un ou plusieurs quartiers sans que cela ait de conséquences sur (ou pour) tous les autres quartiers, toute la ville et toute l’agglomération. C’est une totale illusion. On ne peut refaire (car il faut refaire ou très largement repenser) certains quartiers indépendamment de tout le reste du tissu urbain. Raisonner quartier par quartier, c’est institutionnaliser des logiques de ghettos – comme d’ailleurs confiner le ministère de la Ville à un seul type de ville et à une catégorie de citadins.
2. Le zonage produit des contre-effets et peut renforcer la stigmatisation
La France est depuis trente ans la championne du monde du zonage. Il y avait les ZUP et les ZAC, il y eut les ZPPAU (transformées en ZPPAUP !), les ZEP, les ZUS, les ZRU et les ZFU. J’en passe. Plus ça allait, plus les sigles devenaient incompréhensibles et imprononçables. Mais plus on en redemandait. Chaque maire ou président d’agglomération implorait de voir le territoire dont il avait la charge doté de nouveaux zonages, ceux-ci étant le sésame censé apporter au sein de la zone définie subventions, dotations et exonérations fiscales.
Je ne méconnais aucune des bonnes raisons qui ont conduit au zonage. Je vois encore Alain Savary défendant avec ferveur les Zones d’Éducation Prioritaire, auxquelles j’ai bien sûr souscrit : il s’agissait de donner plus à ceux qui ont moins, c’était un notable effort de solidarité. La même ferveur a animé les ministres de la Ville qui ont -presque chacun- créé de nouvelles zones.
S’il est évidemment positif de « donner plus » à ceux qui « ont moins », on ne peut ignorer que toute politique fondée sur des périmètres induit potentiellement des effets de stigmatisation et l’on doit se poser la question de savoir si cela doit passer par des périmètres.
3. Il faut réaménager des quartiers entiers, mais il est illusoire de penser qu’on pourrait changer des quartiers entiers sans que cela ait d’influence sur l’ensemble du tissu urbain
L’urbanisme n’est pas tout. Ni l’architecture. On ne changera pas la vie dans les quartiers en difficultés sans prendre en compte les problèmes sociaux, les problèmes d’emploi, de vie quotidienne de celles et ceux qui y vivent.
Mais ajoutons aussitôt que ce n’est pas une raison pour se contenter de réhabilitations partielles, superficielles, parfois homéopathiques, pour les quartiers en difficulté. Ce n’est pas une raison pour se résigner à une architecture pauvre pour les quartiers pauvres. Ce n’est pas une raison pour se limiter à une politique de réparation là où il faut un dessein, un projet, une vision.
Nombre de ces quartiers, il faut les refaire – ce que, sauf exception notable, on n’avait pas vraiment compris dans les premiers âges et les premières moutures de la politique dite de la Ville.
Refaire ces quartiers, c’est en changer la réalité, l’image, les fonctions.
C’est développer l’entreprise, la recherche, l’université, le sport, la culture, le commerce, là où il n’y avait que logements, que tours et barres.
Limiter l’action à une partie de la ville -comme si tout le reste ou de larges parts du reste étaient exonérées de l’entreprise de renouveau, qui est aussi l’opportunité de l’innovation, de la création permanente- c’est encore et toujours en revenir aux stigmatisations, conforter les cloisonnements.
4. La mixité sociale doit aller de pair avec la mixité fonctionnelle
La mixité sociale dans les villes est un fort objectif. Nombre de politiques volontaristes ont eu pour objet de favoriser cette mixité sociale. L’une des plus emblématiques est celle inscrite, en France, dans la loi relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbain (SRU) imposant aux villes de compter en leur sein plus de 20 % de logements sociaux, faute de quoi une pénalité financière leur était infligée.
Il est clair qu’au total, ce volontarisme a eu d’incontestables effets positifs.
Mais revenons sur les discours stigmatisant les 20 %.
Ceux-ci reposent d’abord sur une erreur de fait.
Ils présupposent que les logements sociaux sont toujours les HLM, qu’ils sont reconnaissables, dénotés et connotés. Or, ce n’est plus le cas.
Les organismes de logement social construisent désormais des logements de grande qualité. Ils ont le soin constant que ces logements se fondent dans le tissu urbain, soient en harmonie avec lui. On est très loin des barres et des tours qui étaient comme des forteresses ou des quartiers de logements sociaux pavillonnaires clos sur eux-mêmes.
En réalité, la qualité des logements sociaux favorise grandement la mixité sociale. Mais celle-ci a un coût. Et cela renvoie nécessairement à la question des moyens et de leur affectation.
Mais il y a une autre limite à la conception de la mixité sociale qui serait fondée uniquement sur le pourcentage de logements sociaux. C’est qu’elle repose sur la croyance qu’on ne pourrait parvenir à une mixité qu’en jouant sur le seul levier du logement.
Or, c’est tout le système urbain qu’il faut -cette fois encore- appréhender.
Il faut repenser les quartiers exclusivement voués à l’habitat et il faut accueillir d’autres fonctions dans chacun de ces quartiers et aussi à proximité pour, de proche en proche (de manière interne et externe) atteindre à plus d’urbanité.
La conclusion est claire : la mixité sociale doit aller de pair avec la mixité fonctionnelle, et inversement.
5. Pour la ville polycentrique
La ville s’est classiquement développée en cercles concentriques autour d’un centre.
La ville concentrique se traduit le plus fréquemment par des entités qualitativement différentes à mesure qu’on s’éloigne du centre.
Ce centre est le lieu du pouvoir, du patrimoine ; c’est le centre économique ; il y a de surcroît une dimension symbolique.
Le modèle concentrique induit l’idée qu’il y a en particulier au centre, un espace urbain noble et doté d’une certaine densité en matière d’urbanité cependant que d’autres espaces dans la ville ou l’agglomération ne le seraient pas ou le seraient moins.
D’où l’idée et le projet d’une ville polycentrique, une ville structurée autour d’une pluralité ou d’une constellation de centres et de centralités -une ville multipolaire.
La ville multipolaire ou multicentrique est assurément la réponse à la ville concentrique ou à la ville faite de nappes urbaines uniformes et en quelque sorte, inconstituées.
6. Gouvernance et démocratie
S’agissant de la situation française, le rapport « Demain la Ville » de 1998 comportait nombre d’analyses et de propositions sur la gouvernance des agglomérations.
Depuis 1998 des évolutions sont apparues.
L’une n’est pas directement liée à la démocratie. Mais elle est lourde de conséquence.
Il s’agit de l’instauration dans toutes les agglomérations de la « Taxe Professionnelle Unique » (TPU).
Le fait que la taxe professionnelle soit perçue par chaque commune était un obstacle à la mise en œuvre d’une politique cohérente de développement économique et d’aménagement du territoire.
La TPU a été, à cet égard, un progrès considérable.
La Taxe Professionnelle n’existe plus. Mais le dispositif qui la remplace continue à être mis en œuvre au niveau de l’agglomération.
D’autres évolutions sont inscrites dans des lois récentes qui instaurent un suffrage direct pour l’élection des conseillers communautaires.
Au-delà de la situation française, la question de la gouvernance des aires urbaines réelles se pose partout.
Elle se pose au niveau du tissu urbain aggloméré.
Elle se pose au niveau de chaque ensemble au sein de cet espace urbain. Il peut s’agir de communes ou de quartiers et, dans les mégapoles, à la fois de communes et de quartiers.
La question d’une instance incluant au-delà de l’aire urbaine l’ensemble des communes de dimension moindre dont les habitants vivent en lien avec celle-ci se pose aussi, puisqu’il est nécessaire d’élaborer des stratégies cohérentes aux dimensions de ces bassins de vie.
7. La bataille des moyens
Nous avions prévu dans le rapport de 1998 une loi de programmation dotée à l’époque d’un financement minimal de 50 milliards de Francs, soit 5 milliards de Francs par an.
On nous fit valoir que jamais Bercy n’accepterait un tel programme, que c’était trop cher, beaucoup trop cher.
On nous fit valoir que c’était contraire à la règle d’or de l’annualité budgétaire.
Il y avait certes des plans. Il y eut évidemment, et il y a, des lois de programmation. Mais le seul véritable engagement que puisse prendre l’État est celui qui est inscrit, chaque année, dans la loi de Finances. Au-delà, rien n’engage vraiment.
Dans ce contexte, proposer une loi de programmation pour dix ans apparaissait comme une vraie provocation.
Et pourtant, le temps de la ville est long. Beaucoup plus que celui des mandats électifs, des durées de vie des gouvernements et des quinquennats présidentiels.
Nous avons dit -nous les auteurs de ce rapport- : ce sera peut-être cher aujourd’hui, mais si ce que nous proposons n’est pas fait demain, cela coûtera plus cher. Et pas seulement en argent.
Nous en sommes là.
Des dispositifs ont certes été mis en œuvre -comme l’ANRU- pour « sanctuariser » des crédits et inscrire l’effort dans le temps.
Mais chacun voit que nous sommes toujours loin du compte.
On oscille ainsi entre l’annonce régulière d’un « Plan Marshall » pour les banlieues et des budgets insuffisants, des crédits extrêmement dispersés, des complexités administratives et des régulations budgétaires.
Il faut assurément en revenir à des choix forts, des programmations solides inscrites dans le temps -non seulement le court terme, mais le moyen et le long terme- avec des engagements financiers clairement définis.
Cela vaut tout autant au plan mondial.
Jean-Pierre SUEUR, Sénateur du Loiret, président de la commission des lois du Sénat,
ancien ministre