La norme, le citoyen et l’architecte

Dans une société préoccupée par une recherche effrénée de l’immunité absolue se traduisant pour sa forme la plus visible par le principe de précaution et l’illusion du risque-zéro appuyée sur la création incessante de lois, règlements et normes de toutes sortes, l’architecture n’a pas été épargnée par la prolifération contraintes.

Le débat sur les normes n’est pas nouveau. En effet, en 1991 le Conseil d’Etat dénonçait déjà une surproduction normative du fait principalement des administrations centrales.
Sur ce thème, le rapport d’information du sénateur C. BELOT de février 2011 nous informe que pas moins de 400 000 normes techniques sont applicables en France. Quelques milliers s’appliquent à l’architecture et à la construction des bâtiments.
Coûteuse pour l’Etat, les collectivités et les citoyens, les normes au lieu de servir l’intérêt public et l’économie et d’être un outil de droit se sont transformées par simple accumulation en freins, en obstacles ou en facteurs d’insécurité juridique.
L’Etat prétend maintenant simplifier les procédures administratives et réduire les normes et règlement et parle de choc de simplification.

Les normes non seulement conditionnent chacun des actes de la vie quotidienne mais ont opérées une quasi mise sous tutelle de nombreuses professions dont celle d’architecte dont les administrations n’attendent plus que des actes normalisés et normalisables.

Se poser la question du rapport qu’entretient l’architecture avec les normes implique dans un premier temps de donner les définitions des deux items et d’en dégager leur essence.
Concernant les normes, afin de lever toute ambiguïté, nous évoquerons ici celles qui s’attachent à définir le niveau de qualité et de sécurité de produits ou services qui pour l’essentiel  visent à :
- Garantir au consommateur un résultat final prévisible et contractuel.
- Standardiser la production de produits ou de services.
- Garantir la libre circulation des biens et des services.

La norme traite avant tout et essentiellement de questions commerciales et industrielles et donc de produits. Nous pouvons utilement nous reporter au texte de l’Afnor pour en être persuadé :

« … Avant tout, ce qui conduit les membres de commissions de normalisation à travers le monde à s’investir dans ces travaux d’envergure est leur volonté de définir un niveau de qualité et de sécurité des produits ou des services. Ainsi, les utilisateurs finaux ont l’assurance que la machine à café n’explose pas du fait d’une pression mal contrôlée, que le bouton d’arrêt d’urgence d’une machine-outil soit visible et à portée de main, que la carte de paiement puisse être insérée dans n’importe quel terminal à travers le monde, que les containers de transports de marchandises soient adaptables à des bateaux, des camions, des trains dans le monde entier…
Les normes constituent également un enjeu majeur pour les entreprises. Elles facilitent la libre circulation de leurs produits sur un marché en favorisant l’interopérabilité et la comparabilité des produits et services. Elles contribuent ainsi à la compétitivité des organisations et permettent une certaine rationalisation de la production ou de l’activité … » .

Bien que le métier d’architecte soit bien connu, il n’est pas non plus inutile de préciser ici ce qui en fait la caractéristique et lui donne son identité :
Les architectes sont confrontés dans leur exercice professionnel à des commandes qui rassemblent de nombreuses exigences et de nombreuses contraintes. En effet, s’imposent à eux les besoins, les usages et les désirs des futurs habitants normalement traduits par le programme fonctionnel et technique, mais aussi le site et son environnement, le climat, le budget de l’opération, le savoir-faire des entreprises qui réalisent, les lois et décrets, les règles locales d’urbanisme de l’édifice à construire,

Face à ces contraintes, les architectes n’appliquent pas de recettes toutes faites.
Concevoir un édifice c’est analyser et hiérarchiser les contraintes, c’est bâtir des hypothèses, choisir de servir des valeurs à travers un parti architectural.

Le processus de conception architecturale se déroule sur la base d’hypothèses initiales validées ou abandonnées en cours d’études. Il est composé d’itérations successives, d’essais et de remises en cause, de validations partielles qui font du travail de conception architecturale non pas un travail linéaire routinier mais bien un exercice continu d’arbitrage entre contraintes, nécessités et volontés. Ce travail de conception met en œuvre des savoirs fondamentaux, des savoir-faire et une culture propre à la profession.
Ce processus complexe d’élaboration n’est évidemment possible que dans un contexte où de réelles marges de manœuvre sont laissées aux architectes pour que simplement ils puissent exercer pleinement choix et arbitrages.

Le sociologue Florent CHAMPY dans son ouvrage « Nouvelle théorie sociologique des professions » qualifie certaines professions dont celle d’architecte, de professions prudentielles.
Il ne s’agit pas dans ce cas de considérer le terme de prudentiel dans le sens d’une prudence simple limitant les risques mais de comprendre qu’à travers l’exercice professionnel s’impose l’obligation d’opérer avec discernement des choix complexes qui comportent une dimension politique au sens le plus large du terme.

Il est donc facile de comprendre que l’invasion de règles non négociables dans tous les domaines de l’acte de bâtir, de la conception à la réalisation, porte atteinte à l’essence même du métier d’architecte par une série quasiment sans limite d’injonctions normatives qui in fine obèrent fortement la possibilité d’arbitrages professionnels au profit de solutions normalisées toutes faites.

Il ne s’agit pas ici de condamner toutes les normes. En effet, de nombreuses normes techniques s’appliquant simplement à des objets ou des «équipements », à conditions qu’elles ne se contredisent pas, garantissent le plus souvent la sécurité des biens et des personnes. D’autres dispositions protègent le consommateur des négligences et indélicatesses des fournisseurs, mais il faut aussi constater qu’un grand nombre se substituent au métier d’architecte pour définir les grandeurs, les hauteurs, les volumes, les usages, l’ordonnancement des édifices, leur couleur et leur modénature, la dimension des portes et des fenêtres, celles des escaliers, la largeur des couloirs, la qualité des matériaux …
Il n’existe, plus de commande d’architecture sans un cahier des charges rempli d’injonctions définissant pour chaque «espace» dans ses trois dimensions dans ses proximités, ses liens, ses ambiances sonores, visuelles, thermiques et olfactives, ses matériaux, ses consommations énergétiques et même ses couleurs.

En fait les normes, omniprésentes dans tous les secteurs de la société, ne réglementent finalement pas seulement la production d’objets mais entendent également normaliser les usages, les pratiques et les modes de vie des citoyens.

Alain LAMBERT, ancien ministre du budget et président de la commission consultative d’évaluation des normes ne s’y trompe pas et voit dans la lutte contre leur omniprésence un enjeux de pouvoir et déclarait récemment :

« Le combat contre les normes proliférant en en France est d’abord et avant tout un combat de démocratie !
Il n’oppose pas le corps politique gouvernemental ou parlementaire au corps politique local (d’autant qu’il s’agit souvent du même en France). Il oppose les administrations centrales aux administrations territoriales décentralisées ou déconcentrées.
Il révèle deux conceptions totalement différentes pour ne pas dire antagonistes de la gouvernance du Pays. »

Nous pourrions ajouter que les normes empêchent l’exercice normal de pratiques professionnelles au profit de contraintes tatillonnes souvent coûteuses et parfois même inapplicables parce que contradictoires.

Les 400 000 normes en vigueur constituent un écheveau désormais inextricable qu’il apparaît bien difficile de démêler, mais rien n’empêche malgré tout de tenter de desserrer l’étau.
Pour cela il conviendrait tout d’abord de se poser la question de savoir précisément lesquelles sont d’application obligatoire et pour quelle raison ?
Il conviendrait également de différencier les normes qui empiètent sur les savoir-faire et compétences professionnelles de celles qui sont purement techniques et s’appliquent strictement à des produits industriels.
Il serait nécessaire de supprimer purement et simplement les normes qui réglementent les modes de vie et les usages.

En tout état de cause, Il est indispensable de redonner aux professionnels toute leur place et de leur restituer leur capacité de décision.
En aucun cas il ne s’agit de laisser carte blanche à telle ou telle profession, mais en aucun cas non plus il ne s’agit pour les administrations françaises ou européennes d’empêcher l’exercice normal de telle ou telle profession et de les réduire à de simples exécutants.
En l’occurrence de réduire les architectes à de simples designers en normes et règlements.
En aucun cas non plus il ne s’agit de contraindre les citoyens à des modes de vie normalisés.

Depuis déjà bien des années, sociologues, hommes politiques et observateurs constatent la désaffection des citoyens pour la participation à la vie politique. La mobilisation électorale en baisse constante le souligne à chaque scrutin et le dernier scrutin européen tant par l’abstention que par ses résultats devrait tous nous alerter.
Ce désintérêt croissant pour la politique et la démocratie est pour une part le résultat d’une interrogation sur le pouvoir réel et la capacité des politiques à gérer la Cité.
Interrogation souvent nourrie par les politiques eux-mêmes qui régulièrement excusent leur impuissance en invoquant la mondialisation, les contraintes économiques, la crise, les obligations européennes.

La distance entre les citoyens et leurs représentations politiques est désormais occupée par une technocratie administrative omnisciente et omnipotente qui a en quelque sorte «confisquée » la démocratie et fait disparaître l’arbitrage politique au profit d’évaluations permanentes des techniques, des coûts, de l’efficacité, de la sécurité, de la popularité.

Les métamorphoses des sociétés inquiètent les citoyens et ils ne semblent pouvoir accepter ces bouleversements qui leur échappent qu’en échange de résultats prévisibles et garantis, sûrs économiquement, juridiquement balisés.
Les citoyens semblent vouloir compenser les mutations subies et souvent incompréhensibles par une intolérance aux aléas, aux incertitudes et à l’exotique, remplaçant ainsi  le pacte républicain par un pacte sécuritaire.

Ce sont désormais les gestionnaires et les experts en « économisme » en « technicisme » en «sécuritarisme » qui organisent les relations entre producteurs et consommateurs.
Les politiques ne conduisent plus les trains et les citoyens les regardent seulement passer.
La machine semble fonctionner seule, sans pilote, à la manière de l’apprenti sorcier de Goethe qui ne sait plus comment arrêter ce qu’il a lui-même mis en marche.

Entre politiques et citoyens comme dans la société dans son ensemble, se sont installés les innombrables strates, des «programmateurs», des «experts », des «administrateurs », des «techniciens» ou des «coordonnateurs » qui, forts de leurs positions réputées objectives, entendent être les médiateurs, les censeurs et les contrôleurs de l’intérêt général.

De la même manière, entre les architectes et les citoyens se sont installées les milles states administratives et réglementaires élaborées par des sachants juridiques, techniques, économiques, environnementaux à qui l’on a fixé pour tâches, ni plus ni moins que de «traduire» en normes et règlements les désirs et mode vie de leurs concitoyens.

Pas de commande d’architecture sans règles d’urbanisme souvent aussi insensibles à l’histoire et à la géographie des territoires qu’à la sociologie de ses habitants et au bon sens le plus élémentaire.
Il suffit de contempler les désastres urbains, architecturaux et sociaux des entrées de ville, des lotissements des ZAC des ZUP des ZAD et autres zones artisanales ou de dénombrer la multitude d’habitations construites en zones inondables dangereuses pour s’en convaincre définitivement. Il suffit d’examiner à la fois l’exiguïté des logements construits et la faiblesse du nombre de constructions dans notre pays pour comprendre que le système est à bout de souffle.

Comme nous le dit Alain BROSSAT dans son ouvrage « La démocratie immunitaire », la dynamique qui porte nos sociétés est celle de la protection, de la sécurisation, de la garantie.
Comme nous le montre la philosophe Myriam REVAULT-D’ALLONES dans son livre « L’homme compassionnel », c’est l’insensibilisation au monde qui s’installe. La solidarité y est remplacée par la compassion.
Comme nous le démontre Marc AUGE à travers son travail d’anthropologie du quotidien dans son ouvrage « Non lieux », les chaînes hôtelières, les commerces franchisés, les aéroports, les gares, les supermarchés, les immeubles de bureaux, les plans de villes sont des lieux  interchangeables banalisés.
Les « usagers » y consomment des espaces à travers des pratiques standardisées n’entretenant ainsi avec leur cadre de vie que des relations contractuelles. L’architecture n’est plus qu’un produit et la ville n’est plus qu’un décor.
Sylvie BRUNEL nous décrit une planète qui adopte pour modèle celui des parcs d’attractions dans son ouvrage « La planète dysneylandisée ».
Roland GORI nous alerte dans « La fabrique des imposteurs » sur le fait que la société de la norme fabrique des imposteurs. L’imposture préfère la gestion à la culture, les moyens plutôt que les fins, le vraisemblable plutôt que le vrai, la communication plutôt que le récit, l’évaluation plutôt que la réflexion.

Alors que faire ?

Là ou s’épuise le champ du politique s’épuise également l’espace de l’architecture. L’architecture c’est l’appréciation des besoins et des désirs des citoyens, l’architecture c’est l’évaluation des capacités plastiques et techniques des matériaux, c’est la valorisation des savoir-faire locaux, c’est la création d’espaces sensibles où la vie peut s’installer, où chacun peut vivre et où tous nous pouvons vivre ensemble.
L’architecture c’est l’art de l’aménité.

Face à une démocratie dévoyée, les architectes se doivent de renouer avec le débat politique. Ils doivent tisser de nouveaux liens avec les citoyens et à nouveau appréhender, comprendre et traduire les besoins, les désirs et les usages de la population, reconnaissant ainsi la maîtrise des usages dont font preuve les habitants.

Les architectes doivent se remettre en question et mettre en œuvre un dialogue respectueux et attentif avec les citoyens afin d’enraciner à nouveau leurs pratiques dans le réel. Ils doivent débattre avec les responsables politiques sur le véritable sens de l’intérêt public et être force de proposition dans la perspective d’une reconquête de la confiance de la population.

Faute de quoi les architectes risquent de s’enfermer eux-mêmes dans des postures esthétiques stériles, sans fondements sociaux ou culturels et de devenir des stylistes, des designers en normes et réglementations.

Est ce encore de l’architecture ?

François ROUANET – Architecte, Marseille
Vice président du conseil national de l’ordre des architectes

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3 commentaires au sujet de « La norme, le citoyen et l’architecte »

  1. jean mathieu collard

    Architecte - Métropole - 67000
    françois,
    travaillons à créer une norme qui définisse qu’est ce qui rend une norme a-normale!

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    1. BAILLET

      Architecte - Métropole - 59650
      Ayant siégé dans la commission normative X46D « diagnostics techniques de l’immeuble bâti » pendant plusieurs années, j’y ai découvert et appris l’art du consensus.
      Les seuls votes étaient « consultatifs ». Les décisions de publication d’une version définitive d’une norme ont toujours été prises par accord négocié à l’unanimité, certes après moultes révisions amendement…
      Mais jamais à la majorité.
      Certes, certains « membres » brillaient par leur absence en séances plénière…
      Quelle autre organisme, structure citoyenne ou agora démocratique, peu se vanter d’autant de palabres avant l’action consentie?
      Par ailleurs, je suggère aux débatteurs « ennuyés » par trop de norme, d’illustrer leur propos par quelques exemples croustillants sur les blocages, contradictions ou autre opération supposée, en prenant soin de séparer le corpus réglementaire du corpus normatif.
      Luc Baillet, architecte citoyen.

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  2. Wiedmaier Sacha ( ADID Architectes )

    Architecte - Ville > 50.000 habitants - 33200
    Merci pour ce texte si justement bien écrit …
    La « règle » et la « loi » est à respecter obligatoirement, mais la norme ne devrait-elle pas juste rester un accord communautaire, gage et garantie d’une qualité particulière à atteindre ??? Sans obligation …
    C’est que les normes sont devenue règles qui font d’elle des barrières, car l’optionnelle liberté en a été supprimé !

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