Quoi de neuf , Monsieur Fernand ?

- par Jean-Michel FRADKIN, architecte. habiter la métropole

Entre le 22 et le 24 janvier 1943, la rive Nord du Vieux Port est dynamitée par la Wehrmacht, avec l’aide de la police française. De 20 000 à 30 000 habitants sont expulsés, 1 500 immeubles sont détruits systématiquement. Cette destruction de la frange sud du Panier, quartier populaire de Marseille, est soutenue par un plan d’urbanisme préparé par les architectes acquis à la cause du régime de Vichy. Marseille est alors (déjà) qualifiée d’ingouvernable par les autorités allemandes…
La reconstruction du vieux port va se faire entre 1947 et 1956. À l’initiative de Claudius Petit, Fernand Pouillon et André Devin prennent en charge ce projet. Fernand Pouillon utilisera la pierre de taille et le béton. Il veut construire des logements moins chers, de meilleure qualité et plus rapidement qu’aucun de ses confrères.

Suivront des opérations remarquables comme Climat de France à Alger en 1953 (5 000 logements) ou l’opération Le Point du Jour, à Boulogne de 1957 à 1963 (2 260 logements). Fernand Pouillon construira 2 millions de mètres carrés en 40 ans.

Ces projets, porteurs d’urbanité, sont de véritables fabriques de la ville, dans ses composantes les plus antiques, les plus archaïques et finalement les plus essentielles, celles d’une condition publique partagée à travers des vides identifiés : rue, place, cour, venelle, passage…. Avec vues, sous la lumière.

Issu d’une sédimentation plus lente, l’immeuble qui représente environ 20% des logements de la ville de Marseille est communément appelé « Le trois fenêtres marseillais ». Les appartements sont traversants, entre rue et cour intérieure (ou jardin). Seuls les murs mitoyens sont porteurs. Les chambres sont installées sur la rue, la cuisine et le salon sont sur cour. Les espaces de services s’articulent autour de puits de lumière, plus ou moins importants.

Cette typologie se décline en plusieurs variantes, les appartements peuvent ensuite s’associer horizontalement ou verticalement. Deux immeubles de logements occupent une parcelle d’environ 7mX30, divisée en son milieu et sont desservis par les deux rues opposées. La rue dicte l’implantation parcellaire. La parcelle donne l’échelle urbaine. Les immeubles fabriquent la rue.

La capacité d’adaptation de cet urbanisme, de cette architecture, continue de construire la ville, de l’accompagner dans son évolution, dans ses transformations, dans ses modifications d’usage. Elle traverse l’épreuve du temps et instaure un peu plus la valeur de la rue, mode millénaire de développement urbain : le construit est circulé, le circulé est construit. La rue articule, associe le mouvement et l’établissement : une multitude d’usage devient possible, offre des combinaisons quasi illimitées, porte des valeurs de recyclage, d’évolution, de transformation…Il y une valorisation réciproque de l’espace public et de l’espace privé, comme un pacte entre un acte public et des actes privés, le vide qui résulte des choses étant plus important que les choses. En quelque sorte l’éloge d’une certaine banalité.

En 1952 est inaugurée l’Unité d’Habitation de Marseille, la cité radieuse, chef-d’oeuvre de le Corbusier, qui met ici en pratique sa vision pour une nouvelle urbanité. L’oeuvre, monument majeur du mouvement moderne restera unique sur le territoire Marseillais. Le Corbusier, dans sa puissance créatrice emporte tout sur son passage, et plie l’usage à la doctrine. Les pilotis instaurent la séparation du sol et du bâti. Des commerces prennent place au 3ème niveau. La mixité est embarquée. Le toit accueille gymnase, bassin, piste de courses et devient le prolongement du paysage. Les appartements en duplex sont superposés les uns aux autres. On y accède soit par le bas (appartements dits « montants ») soit par le haut (appartements dits « descendants »), ces derniers n’assurant plus la continuité de la séquence « jour » avec le salon et la loggia.

L’expérience sera répétée dans d’autres villes, mais l’Unité d’Habitation, porteuse de l’idéal d’un homme nouveau, reste isolée dans sa splendeur de chef d’oeuvre solitaire. L’urbanité n’est plus convoquée.

Depuis une dizaine d’année en France on assiste à l’émergence d’une forme urbaine générique appelé « macrolot ». Jacques Lucan (1) analyse ces différentes opérations urbaines qui investissent un îlot complet, avec un architecte coordonnateur et un promoteur que l’on retrouve bien souvent d’une opération à l’autre. Un discours environnementaliste, moraliste et vertueux, largement affiché, accompagne systématiquement ces projets, peut-être pour mieux cacher que les collectivités publiques sont absentes de ce processus.

Les capitaux privés et les multinationales s’occupent de la production de la ville. L’échelle même de ces îlots, qui correspond au seuil de rentabilité de la finance, instaure une insularité urbaine aux multiples problèmes de gestion et renie la capacité de la ville à se régénérer sur elle-même. Le concept économique « too big to fail » s’appliquent de fait aux opérateurs privés : la puissance publique, dans un premier temps exclue de ces projets, risque fort de devoir revenir pour sauver ces opérations, tout comme il a fallu sauver les banques coupables d’opération douteuses…La fabrique de la ville ne s’inscrit plus dans l’idée d’une commuté partagée, mais dans le renflouement programmé des investisseurs privés.Marseille n’échappe pas à ce processus.

À cela se rajoute un particularisme local (il est local dans le sens où il est caricatural, mais il existe ailleurs), qui mélange clientélisme, blanchiment, corruption et impunité des barons féodaux. La ville est vendue aux promotteurs (2), et on achète le silence dans le ghetto des « quartiers shit » (3).

Alors quoi de neuf Monsieur Fernand ?
Aujourd’hui, on ne rêve plus le monde, on l’achète et on assiste à la victoire imbécile des marchands.

« On échange à cours secrets du sang, des pancréas, de la poudre, des gosses, des pilules, quelques femmes, un futur gaillard leucoderme, de petits zaïrois pour toucher les prestations, la caresse d’un gonze, un rein brésilien, quelques paillettes congelées, l’utérus en leasing, cinq centilitres de sperme épais, deux yeux bleus état neuf et, pour faire bonne figure, une oeuvre d’artiste peintre. »
Francis MARMANDE (4)

L’Etat donne les clefs de l’économie à Rothschild, les Partenariat Public-Privée assurent l’avenir des multinationales, ruinent collectivités et contribuables, les Société d’Economie Mixte à Opération Unique accélèrent le démantèlement programmé de la loi de 1977 sur l’architecture, la déréglementation généralisée est en marche, la sous-traitance disqualifiée et disqualifiante envahit les chantiers, à chaque disparition d’un savoir-faire apparaît une nouvelle loi, l’espace public est en leasing, la politique n’est plus qu’une affaire de triples A, on échange des caresses pour un projet, les urnes se vident, les valises continuent de se remplir, une indignation chasse l’autre, au rythme instantanée de l’actualité.

Il reste encore la Rage, prophétique et poétique de Pasolini, acte d’indignation contre l’irresponsabilité politique, le triomphe des marchands, l’horreur de la massification, l’épuisement du monde, l’avènement définitif de l’uniformisation, de la normalité, et de l’hégémonie comptable.

« La joie de l’Américain qui se sent identique à un autre million
d’Américain dans l’amour de la démocratie voilà la maladie du monde
futur ! Quand le monde classique sera épuisé – quand tous les paysans
et les artisans seront morts – quand l’industrie aura rendu inarétable le
cycle de la production et de la consommation – alors notre histoire
prendra fin. »
Pier Paolo PASOLINI , La rage, 1962.
P70, traduit de l’italien par Patrizia Atzei et Benoît Cas as , Ed. NOUS

Au loin le bruit de la colère…

Jean-Michel FRADKIN, architecte, Marseille

Notes
1 – Jacques LUCAN, « Où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixités », Paris, éditions de La Villette,
2012
2 – Louise FESSARD, Jean-François POUPIN, Comment Jean-Claude GAUDIN a vendu la ville aux
promoteurs, Médiapart/Le Ravi, 6 mars 2014
3 – Philippe PUJOL, Quartiers Shit, La Marseillaise. Prix Albert Londres, 2014
4 – Francis MARMANDE, La dure loi du marché, p. 52, Lignes, 1995

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