Le débat sur les manières d’habiter émergeant actuellement en France met souvent en exergue le renouveau des opérations d’habitat coopératif survenu lors de la dernière décennie et en souligne le caractère alternatif en comparaison des modes de production du logement les plus courants. Bien que ce type de procédure soit désormais encouragé par une volonté politique via certaines dispositions de la loi ALUR, l’analyse de projets réalisés de cette manière laisse entrevoir que l’engagement, la complexité et la durée du processus qu’ils supposent sont des facteurs qui limiteront probablement leur expansion dans l’avenir.
Néanmoins, si l’ouverture que propose l’habitat coopératif ne semble pas suffisante pour combler les carences des autres systèmes actuels et contribuer de façon importante à l’objectif de fournir 500000 nouveaux logements chaque année, cela ne signifie pas pour autant que ce phénomène soit dénué d’intérêt pour une réflexion prospective sur l’architecture.
L’exploitation d’un gisement pédagogique
Des recherches menées sur des opérations de ce type ont en effet montré qu’elles témoignent de façon exemplaire de certaines mutations générales qui ont une incidence forte sur l’évolution des pratiques des architectes et des urbanistes, telles que la montée en puissance de l’expertise habitante, le développement des revendications d’implication dans les processus décisionnaires de fabrication de l’habitat, ou encore l’accroissement des exigences en termes de qualité d’usage et de construction (1).
Les chercheurs notent aussi que ces programmes d’habitat coopératif pointent de nouveaux enjeux architecturaux pouvant se traduire à un niveau conceptuel autant que spatial ou formel, principalement autour de la confrontation du nombre croissant de demandes spécifiques avec la dimension collective et citoyenne intrinsèque au projet architectural. Ils remarquent également que ces multiples évolutions sollicitent de la part des architectes concepteurs un niveau de compétence étendu à un large spectre, dont certains segments sont souvent peu abordés dans la formation dispensée en école d’architecture.
Ces différents constats ont motivé la création de l’enseignement de projet architectural que nous proposons à des étudiants de master 1 à l’ENSA Clermont–‐Ferrand (2) en combinant des modalités habituelles d’enseignement du projet avec des dispositifs issus des pédagogies dites « actives », repartant en cela d’un principe précédemment développé par Rainier Hoddé (3).
L’exercice repose ici sur un système de jeu de rôle qui place les étudiants alternativement dans la position de concepteurs de l’un des logements d’un projet d’habitat coopératif (au total une douzaine de logements collectifs situés dans un tissu en cours de densification) et, à partir de profils d’habitants à enrichir, dans celle de futurs « habitants » engagés dans ce projet, cette double identité les amenant à se décentrer de leur position habituelle de concepteurs d’architecture et à s’interroger sur leur périmètre d’action sur le projet. Parallèlement, les enseignants endossent eux–‐mêmes un rôle (AMO, chercheure, ergonome, économiste, etc.) durant tout le semestre, afin de mettre à distance les relations pédagogiques conventionnelles (rituels de la correction, des cours magistraux, etc.) et de favoriser l’autonomisation des étudiants.
Développer d’autres compétences au service du projet
Au travers des différentes séquences qui composent l’exercice, il s’agit d’amener les étudiants à articuler des enjeux généraux liés à la conception architecturale, pour la plupart déjà identifiés lors des précédentes étapes de leurs études, avec le développement de compétences plus spécifiquement mobilisées par ce type de programme. Celles–‐ci peuvent être groupées en quatre catégories principales.
1/ La confrontation de chaque concepteur aux spécificités détaillées d’une demande habitante incarnée par un autre étudiant l’incite à se placer dans une posture d’écoute et à mettre à distance ses préjugés, mais aussi l’engage à solliciter activement l’information auprès de ses interlocuteurs et à la hiérarchiser en fonction des enjeux qu’il a identifiés, et donc à trouver un équilibre entre empathie et distance critique vis–‐a–‐vis du programme d’usage qui lui est soumis. Réciproquement, les phases de présentation des projets aux « habitants » à différents stades de leur conception sont autant d’occasions de questionner la pertinence du discours, de l’attitude, des méthodes et des outils habituellement utilisés pour communiquer le projet, et d’en explorer d’autres plus adéquats aux situations rencontrées.
2/ La trivialité, l’irrationalité apparente ou l’instabilité de la demande habitante ainsi que le nombre de contraintes fixées et le niveau de définition élevé attendu au terme de l’exercice (4) motivent le concepteur à élaborer un contrepoids conceptuel pour mieux orienter le développement du projet vers un objectif de qualité architecturale.
Cela se traduit par l’énoncé de convictions et d’ambitions en matière d’architecture de l’habitat, par leur argumentation et leur référencement dans le champ de la culture architecturale et dans celui des débats contemporains, et par leur réévaluation à l’aune des difficultés auxquelles elles se confrontent lors des itérations suivies par la démarche de projet. Ce faisant, l’étudiant est incité à s’assumer en tant qu’auteur d’architecture, ne serait–‐ce que de façon précaire, par hypothèses ou par emprunts, alors que bien souvent cette dimension reste implicite à l’acte de conception.
3/ En écho à la complexité fonctionnelle d’une coopérative d’habitat, les modalités pédagogiques utilisées dans l’exercice conduisent aussi les étudiants à expérimenter concrètement différents mécanismes décisionnaires propres au fonctionnement collectif.
Alternant conception individuelle, en binômes, en équipes de cinq ou même en groupe d’une vingtaine selon qu’il s’agit de prendre des décisions à l’échelle du détail ou à celle de l’ensemble du projet, l‘exercice induit l’énonciation personnelle, l’engagement dans le dialogue et le partage de compétences avec les autres concepteurs malgré les divergences éventuelles de conviction ou de méthode. Il incite ainsi à la responsabilisation de chacun dans le sens de l’intérêt commun.
A un autre niveau, cette orientation interroge les concepteurs sur les outils adaptés à la gestion du processus et sur les manières de les utiliser afin de les mettre au service de la qualité du projet.
4/ En multipliant les enjeux de projet, le nombre d’acteurs directement impliqués et leurs interactions, le programme d’habitat coopératif accroit aussi le caractère itératif du travail de conception. Pourtant, l’organisation devenue nécessaire pour maitriser sa complexité (carnet de recherches, compte–‐rendus, notices d’objectifs, base de données, comptabilité horaire, etc.) le rend plus facilement analysable et permet à chaque concepteur d’avoir une lecture plus claire du travail accompli et des logiques qui l‘ont guidé, de repérer ses réussites et ses erreurs, d’en tirer des conclusions pour progresser.
Ainsi l’élément clé du « rendu final » de l’exercice est–‐il un bilan prospectif rédigé par l’étudiant à partir d’une trame de questions sur sa propre démarche de conception, pour l’amener à dépasser le cadre du projet conçu ce semestre et à se projeter dans une perspective d’auto–‐évaluation et d’auto–‐formation à l’architecture qu’il lui sera utile de développer tout au long de son parcours professionnel.
S’engager dans l’architecture
Après deux années d’expérimentation de cet enseignement, il ressort qu’en dépit de l’inaboutissement de certaines parties de l’exercice et de difficultés rencontrées par les étudiants pour apprivoiser la complexité du travail collectif, la mobilisation de domaines de compétence généralement considérés comme secondaires dans la conception architecturale n’est pas un frein à l’implication dans la réflexion sur le projet.
Elle permet au contraire à l’étudiant de percevoir plus précisément que, si l’architecte n’est pas seul décisionnaire dans le processus de projet, il est l’acteur le plus en capacité d’en avoir une vision d’ensemble, d’en combiner les différentes échelles, et de formuler des réponses pertinentes et cohérentes aux enjeux spatiaux, sociaux, techniques et culturels du projet.
En retour, l’exercice lui fait également davantage comprendre les implications de chaque choix de conception, les différentes responsabilités liées à l’acte de concevoir une architecture, et donc la richesse que cela recèle.
Nous constatons que cet élargissement des compétences sollicitées dans le projet motive un engagement davantage conscient que d’ordinaire des étudiants dans la conception et, plus globalement, dans le développement d’une autonomie d’action et de pensée.
De fait, les questions posées par le programme d’habitat coopératif aux futurs architectes dépassent rapidement leur attrait initial pour ce phénomène d’actualité, dont ils idéalisent volontiers le caractère alternatif et novateur en débutant l’exercice. En dérangeant des certitudes et des automatismes déjà acquis sur la façon de concevoir, elles les conduisent à sonder le champ d’action de l’architecte et à s’imaginer dans des manières de pratiquer l’architecture répondant aux nouveaux enjeux, quitte à devoir surmonter des stéréotypes auxquels elles se heurtent encore.
Rémi LAPORTE, architecte, maitre-assistant dans le champ « Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine ».
1–‐ voir notamment : Biau Véronique et Bacqué Marie–‐Hélène, Habitats alternatifs : des projets négociés, Paris, Laboratoire LAVUE, 2010
2–‐ Intitulé « Habiter en détail », cet enseignement d’une durée d’un semestre fait partie du programme pédagogique dispensé par le domaine d’étude « Eco–‐conception des Territoires et des Espaces Habités » de l’ENSACF. Ont participé à cet enseignement en 2014 : Amélie Flamand (sociologue et docteure en urbanisme), Jérôme Frimault (économiste de la construction), Marie–‐Hélène Gay–‐Charpin (architecte), Rémi Laporte (architecte, responsable de l’enseignement), Jean Dominique Prieur (architecte urbaniste), William Sanchez (architecte spécialisé en eco–‐construction).
3–‐ Enseignement organisé autour d’un programme de maison individuelle réalisé à l’EA Nantes dans les années 1990. Hoddé a lui–‐même récemment réinterprété ce type d’enseignement à partir d’un programme d’habitat coopératif. A ce sujet, voir : Hoddé Rainer, « Inviter l’habitant dans l’enseignement : un dispositif pour apprendre à concevoir autrement », in Cahiers du Ramau n°6, 2013
4–‐ Le projet est développé jusque dans sa résolution spatiale et constructive détaillée, certaines parties faisant également l’objet d’une description et d’une estimation des coûts.