A Léo …

- par François-Frédéric Muller. habitat : mutations et innovations ?

Je voudrais apporter un témoignage édifiant qui, je pense, éclairera d’un jour particulier et triste la production architecturale actuelle. C’est un cas très singulier, celui d’un ami proche qui a creusé sa tombe et signé sa perte en gagnant son premier gros projet. Il s’agit d’un bâtiment de logements collectifs, une commande dont beaucoup d’entre nous rêvent pour démarrer dans le métier, un projet gagné sur concours, avec règles d’anonymat respectées, ce qui lui a permis d’émerger à la loyale devant d’autres agences aux épaules plus larges. Je voudrais raconter ici son histoire, en forme d’hommage à sa mémoire.
Léo a mené de brillantes études à l’Ecole d’Architecture de Strasbourg, nous étions tous persuadés de sa réussite future car il alliait inspiration et esprit d‘entreprise. Ses projets d’étudiants montraient une belle maturité sans verser dans la citation stérile des dernières stars de magazine. Après un diplôme magistral, une agence réputée l’embauche. L’école lui a appris à rêver, le travail d’agence lui donne un métier. Son air décidé et calme donne tout de suite confiance au client, et ses patrons lui laissent de plus en plus mener les projets seuls. Rapidement Léo se lance et gagne presque logiquement son premier concours, un concours de logements. Il a bien cerné le site, le programme, les attentes du maître d’ouvrage et il a su s’entourer de BET presque compétents.

Léo n’est pas naïf, il a compris, avant même de pénétrer joyeusement dans l’univers impitoyable du bâtiment, que rien n’est donné et que l’inflation de normes et de réglementations croisées fait de son métier un long parcours d’embuches. Mais ce qu’il n’a pas anticipé, c’est qu’il est presque le seul à croire en ce qu’il fait. Sa vision périphérique d’architecte l’oblige à constamment mettre en perspectives les problèmes pour ne viser qu’un seul but : l’achèvement du bâtiment et sa livraison au client final.

Dans le projet qui m’amène à vous écrire, Léo aura malheureusement connu une succession de vicissitudes qui, prises individuellement, feront sourire la plupart d’entre vous, mais dont l’accumulation l’aura poussé dans ses dernier retranchements.

Le programme du projet l’a laissé perplexe. Un savant panachage du T2 au T5 (la façon de nommer les logements lui laisse déjà entrevoir l’absurdité de l’époque, comme quand les agents immobiliers parlent de « produit » pour un appartement) assorti de surfaces minimales et maximales pour chaque type. L’apparente souplesse du système masque mal son incohérence. On est au début de l’application de l’arrêté PMR de 2007 et Léo a vite compris que les cercles et autres largeurs minimum vont transformer ses plans en cauchemar. Il a bien essayé de prévenir son maître d’ouvrage mais le chargé d’opération, un falot qui comprend mais ne peut rien, lui a expliqué que les surfaces sont « calées » pour ce projet mais c’est promis « on reverra le système la prochaine fois ».

En phase APS, l’assistant du maître d’ouvrage revient trois fois sur le classement acoustique des façades, obligeant l’économiste à réévaluer autant de fois à la hausse le budget des menuiseries extérieures. Pour compenser les plus-values prévisibles, le maître d’ouvrage commence déjà à déshabiller quelques détails. Retard, « l’architecte a des goûts de luxe… ». Léo ignore et continue sur sa lancée.

En phase DCE, Cerqual produit un pavé de 97 pages dont il ressort qu’un certain nombre de « bonnes notes » ne peuvent pas être obtenues pour la labellisation. Entre autre drame, la longueur de tuyauterie entre le piquage d’eau chaude de la gaine palière et le point de puisage dans certains appartements dépasse la longueur conforme. Il pourrait s’en suivre que l’occupant aurait à attendre son eau chaude 2 secondes de plus que prévu. Retard, soupçons de réchauffement climatique, regards méprisants. Léo encaisse et redistribue le travail.

A l’ouverture des plis le projet est trop cher. Comme il se doit, Léo reprend ses études et se rend compte que les installations de chauffage et les lots fluides sont surdimensionnés. Tout est trop conforme, le BE a fait ceinture, bretelle et parachute. En optimisant un peu l’installation, une entreprise concocte une solution deux fois moins onéreuse et finalement tout aussi conforme. Retard, regards en biais du maître d’ouvrage. Léo se ronge les sangs mais garde son calme.

En fin de second œuvre, le contrôleur technique daigne se déplacer jusqu’au chantier et produit une note d’inspection qui précise que les fenêtres sont non conformes, la totalité de la poignée n’étant pas comprise entre une hauteur de 90 et 130 cm du sol. Léo avait bien précisé ce point sur ses plans et ses détails mais l’interprétation du contrôleur est malheureusement trop royaliste pour laisser un centimètre de doute. L’entreprise est bonne pour déposer toutes les fenêtres, 116 exemplaires pour être précis, et les modifier avant de les reposer. Retard, pénalités et grincement de dent. Léo frise l’ulcère, il a encore assez d’énergie pour maudire et vitupérer, mais on sent l’abattement poindre.

A la visite des pompiers, quelques jours avant la réception, tout semble se passer sans accroc quand soudain l’adjudant Machefer tombe en arrêt devant un trottoir qui longe le bâtiment. Il arpente, dégaine son décamètre et décrète d’un air définitif que l’emplacement « pompier » n’est pas conforme. Léo ne savait pas que la brigade locale avait changé de camion et que les patins de stabilisation n’étaient plus latéraux mais frontaux. L’homme en rouge est tout-puissant, l’impératif de sécurité ne se discute pas. La mairie est obligée de rabaisser la bordure et de renforcer le trottoir. La responsabilité de l’architecte ne dépasse heureusement pas encore les limites du domaine public. Retard, trottoir barré, riverains mécontents, maire incrédule. Léo a perdu du poids, il est de plus en plus gris et ne répond plus à mes appels.

Le jour de la réception, Léo consigne soigneusement 1276 réserves sur les PV. Les deux tiers d’entre elles sont le fruit de la paranoïa et de la perte totale de sens commun du maître d’ouvrage. La moindre égratignure est consignée, la moindre tâche de peinture totalement invisible sur les carreaux mouchetés est localisée sur un plan, Léo est sommé de livrer des appartements plus propres que des toilettes suisse le premier jour des vacances de ski. Lever les réserves va mettre un bon mois. Pendant ce mois, les habitants vont commencer à emménager, ce qui va singulièrement compliquer la tâche de Léo pour viser les levés de réserves. Retard, rendez-vous manqués, plaintes des occupants et des entreprises. Léo est injoignable, un ami l’a vu traînant le soir autour de son bâtiment, un carnet de levé de réserves à la main.

Le drame se noue quelques semaines après la réception, le jour de l’inauguration officielle. Il reste quelques réserves symboliques à lever, essentiellement des DOE et de la tache de peinture imaginaire. Les appartements sont tous occupés, les politiques sont invités à couper le ruban. Tout le monde est réuni sous une tente dans la cour du bâtiment, les fûts de bière et les pains surprise attendent sur des nappes en papier. Le maître d’ouvrage est au micro. Après s’être fait mousser comme il se doit, il se lance dans un long hommage à Léo et à sa capacité de mener à bien l’opération, dans le plus pur respect du cahier des charges. L’architecte – dont on se doute qu’il a oublié le nom – a même parfaitement réussi à obtenir les labels demandés et d’autres encore dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je suis là avec quelques camarades de promotion, et nous assistons médusés à l’hagiographie de Léo, nous comprenons qu’il a réussi à rentrer dans le moule, à satisfaire tous les besoins du client, à cocher toutes les cases des labellisations, à sauter tous les obstacles de la réglementation pléthorique, à éviter les chausse-trappes administratives, à naviguer entre les plus-values, à chasser les moins-values, à trouver des compromis à toutes les contradictions. C’est au moment où son client quitte la tribune que Léo a traversé la toiture de la tente, selon un vecteur qui nous a tous surpris. En s’écrasant sur le maître d’ouvrage avec un angle relativement agressif, le résultat a été conforme à ce qu’on pouvait attendre. Outre deux morts (Léo et son client) et trois blessés graves, dont le contrôleur technique qui, ironie du sort, allait bientôt, depuis son fauteuil roulant, pouvoir tester toutes les installations PMR, le buffet avait été complètement saccagé par les débris d’os et de cervelle. Léo avait soigné à la fois son entrée et sa sortie. Sur le toit de sa création, on avait retrouvé une lettre visiblement écrite sous le coup d’une crise de paranoïa. Le monde entier lui en voulait, en particulier le SPS, l’OPC, le MO, l’AMO, le CT et tous les BET. Une phrase à la fin de la lettre nous avait glacés « je vous quitte mais je laisse un bâtiment conforme ».

Il va sans dire que l’affaire est étouffée, les politiques en place ne veulent pas qu’une des opérations les mieux réussies, les plus emblématiques du renouvellement urbain, soit entachée par cette histoire sordide. On aurait été en début de chantier que les corps auraient été coulés dans les fondations.

Les amis de Léo et moi-même nous réunissons souvent depuis cette histoire, pour lui rendre hommage comme je le fais aujourd’hui et pour discuter des avancées de la conformité. L’histoire de Léo est tragique mais nous réalisons qu’elle aurait pu nous arriver à tous. Léo avait le défaut de prendre son métier trop à cœur. Il vivait mal le fait d’avoir à produire des logements dans lesquels il n’aurait pas aimé habiter. Je crois qu’il a même essayé de comprendre à partir de quel moment, dans l’histoire du logement, on a cessé de se poser la question de la qualité des espaces pour favoriser la conformité à un mille-feuille de règles. En plaisantant je lui disais de ne pas chercher à comprendre et de simplement appliquer. Ça ne le faisait pas rire.

Grâce ou à cause de l’histoire de Léo, j’ai compris que les réglementations empilées ont cette fascinante capacité de découper la question du logement en une infinité de micro-problèmes qui font perdre toute velléité d’avoir une vision d’ensemble. Notre exercice d’architecte revient à cocher des cases dans un QCM concocté par Cerqual et ses affidés. Une fois que les cases des micro-critères les plus abscons sont cochées, le projet est labellisable, subventionnable, vendable, communicable, marketable, mais pas nécessairement habitable – c’est difficile de réduire la notion d’habitabilité à des critères techniques. Evidemment, me répondront mes détracteurs, c’est là que l’architecte donne cette valeur ajoutée, ce complément d’âme, ce style, cette générosité, appelez ça comme vous voulez, cette façon que nous avons de transformer la contrainte en atout, de jouer avec les chausse-trappes pour produire la surprise et la poésie. Oui mais ça, c’était dans un monde où les prémisses étaient compréhensibles par tous, où l’architecte composait avec le terrain, l’orientation, les contraintes de sol et d’hygrométrie, le budget du client, son programme, les entreprises et les techniques disponibles dans la région. C’était dans un monde où la noblesse du projet venait de choix assumés par tous (ou imposés par l’architecte…) de donner la priorité à l’un ou l’autre … avec toujours en tête le beau, l’utile et l’humain. Cette période est révolue, l’envie du pénal (si bien décrite par Muray…) et l’évolution absurde de la notion de confort, alliés au hold-up permanent du marketing sur les questions environnementales ont transformé le logement en une baudruche enflée de notre lâcheté. L’architecture de la reconstruction aura produit de beaux ensembles changés en cauchemars par les évolutions de notre société, mais au moins ils ont été conçus avec la perspective d’une prospérité. Les logements que nous produisons aujourd’hui ne sont qu’affaire de statistique et de désillusion.

L’architecture est un combat, Léo a perdu mais avec les honneurs. Nous, nous continuons à parier sur notre défaite.

Fançois-Frédéric Muller, architecte, enseignant ENSA Strasbourg

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6 commentaires au sujet de « A Léo … »

  1. Wiedmaier Sacha ( ADID Architectes )

    Architecte - 33200
    Merci pour ce témoignage !
    Je fait partie de ces passionnés de l’architecture qui ne peuvent se résoudre à des cages à lapins normalisés que l’on appelle logements …. et qui coûtent des prix astronomiques !
    Je me contente donc modestement à de petits projets pour des particuliers … où je fait valdinguer gentiment les règles astreignantes, inutiles, contreproductives, voir contradictoires qui se pratique dans les haut lieux de la dictature capitalistique ! Oui, car beaucoup de ces règles, normes et labels n’existe que pour deux choses :
    - permettre aux maîtres d’ouvrage d’avoir un « produit » logement conforme à un standing, marketisable, vendable aux meilleur prix avec une marge maximale !
    - protéger les utilisateurs, usagers, des dérives de ses maîtres d’ouvrages, investisseurs et constructeurs ou des entreprises afin de garantir des qualités minimales .
    Et l’on ose encore parler (bien que de moins en moins ) de règles de l’art, là où art il n’y a plus que les croquis d’esquisses en début de conception, vite abandonnées en phase APS …

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  2. RYCKWAERT Laurence

    Architecte - Métropole - 31500
    Tellement vrai et attristant! Merci également pour ce témoignage que nous devons tous lire pour nous rappeler notre fragilité et une certaine bêtise de notre quotidien…. Heureusement qu’il nous reste la passion!
    Dans chacun de nos actes nous sommes poussés à la faute, avançons donc avec humilité et vigilance.

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  3. BOIVIN Pascal

    Architecte - Ville > 50.000 habitants - 30900
    Un témoignage aussi poignant que celui-ci est d’autant plus tragique qu’il nous parle de l’universel.
    Chaque métier a ses contraintes, ses compromis, ses couleuvres à avaler.
    Dans une époque où s’expriment tant de renoncements, où beaucoup reculent dès que les obstacles se mettent en travers, il est un métier, une profession qui ne renonce jamais. L’architecte va jusqu’au bout, parce que son essence est de concrétiser. Léo est allé jusqu’au bout, au bout de ses engagements, au bout de sa mission, au bout de ses convictions.
    Son geste lui appartient, et probablement il est allé au bout du respect qu’il avait de lui-même.
    De nombreux architectes, malgré eux, se suicident plus lentement, jour après jour.
    Ces universités d’été sont un élan d’espoir et ce témoignage exprime la quintessence du désespoir.
    Ce qu’on a fait à Léo, on nous le fait à tous.
    Mais lui, le lion s’est jeté dans le feu.
    Panache, car on n’enferme pas les lions en cage.
    Que l’énergie qui circule au cœur de cet été, nous donne la force de combattre, de faire valoir nos convictions et faire triompher les forces de VIE.

    Pascal BOIVIN

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  4. Hermenault

    Architecte - Village - 27800
    « … Rapidement Léo se lance et gagne presque logiquement son premier concours … »
    Voilà bien le passage le plus surréaliste de ce témoignage.

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    1. NEYRET Georges

      Architecte - Métropole - 75013
      !!! Pour le moins ambigu ce dernier commentaire.
      Devant un tel drame que nos réalités quotidiennes et leur lot de conneries permettent malheureusement de comprendre, on peut certes essayer de s’immuniser par l’ironie mais jusqu’où?
      J’espère avoir mal compris…
      Dommage que cette terrible histoire de Léo n’ait pu être médiatisée notamment dans le milieu professionnel des bien-pensants du petit monde de la construction. Des (r)évolutions sont parfois parties de gestes désespérés aussi extrêmes.
      L’Ordre des architectes a-t-il fait quelque chose? Pouvons nous encore agir? Est ce trop tard?
      En tout cas, merci à François Frédéric Muller pour son beau et difficile témoignage.

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  5. Neo Sphax

    Architecte - Ville > 50.000 habitants - 49300
    Bien qu’après de rapides recherches, je pense que ce témoignage est le fruit de l’imagination de son auteur, le message reste en tout cas réel et poignant.

    La pratique de notre métier fait rapidement tomber en désuétude les années folles de l’école, où tout était possible…

    Oui, mais si comme Léo, vous avez appris à l’Ecole à vendre du rêve à des Bisounours, sans contraintes ni budget, c’est vrai qu’on tombe de haut quand on commence à pratiquer. Ne faudrait-il pas en parler dans les ENSA ?
    Et c’est vrai aussi que si les acteurs de la construction nous faisaient un peu plus confiance, il ne ressortirait pas de nos chantiers ces bêtes informes que nous n’osons même pas présenter.

    Alors la question se pose. Qu’est-ce qu’on est ? Des usines à plan ? Des contrôleurs qualité ? Des coordinateurs ? ou des Architectes ?

    La folie normative a fait de nous des parias, nous devons nous prosterner devant ce que l’Administration a de plus sale: le conformisme.

    Sachez mes amis qu’en ce bas monde, tout est négociable, même le Beau…

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