Le futur de la ville : qui veut gagner un million ? (Ou les architectes à l’heure du benchmarking territorial)

- par Jean-Louis VIOLEAU. habiter la métropole

Alors que chacun sort sa paire de ciseaux pour parler redécoupages territoriaux, il est utile de rappeler que la principale richesse d’un territoire, c’est sa population. Mais celle-ci suppose la coopération – tandis que la masse appelle la domination. Lorsque l’on parle de masse, on exalte le nombre, sa force, voire sa mission. On se recommande de la masse, on l’invoque, un peu comme on a pu naguère invoquer le prolétariat. Maître Yoda du diagramme et architecte des statistiques, Rem Koolhaas aura été l’un des hérauts de cette posture – dont il vient de prendre le contrepied à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise, mais c’est une habitude chez lui, le chantre mondialisé de l’identité nationale s’en retournant aux « fondamentaux » de l’architecture ayant atteint l’âge respectable de 70 ans.

Les Métropoles millionnaires, le thème-objet choisi par Djamel Klouche et l’AUC pour les débats sur la ville d’Agora à Bordeaux au printemps 2010 relevait de cette ambivalence : suffit-il d’être millionnaire pour être métropole – et que signifie donc cette manipulation ? Millionnaires et en couple si nécessaire pour à tout prix atteindre le million : souvenons-nous, Bâle-Mulhouse ou Nice-Cannes. Et pourquoi pas San Remo-Menton ? Il est vrai que l’on a bien vu Gérard Collomb chercher à dépasser son Grand Lyon – d’un million pourtant – pour forger sur un mode volontariste son « pôle métropolitain » en s’associant avec des communautés de communes de Saint-Etienne, de Vienne et du Nord-Isère pour créer un ensemble de deux millions (d’habitants). Pourquoi ? Pour exister sur la scène européenne et se comparer enfin au modèle avoué du maire : Barcelone. Naïf ? Les villes des savants sont des modes de spatialisation du social qui impliquent autant une construction de la société qu’une conception de l’espace.

Bien loin du possibilisme auquel ils devraient rester attachés, par leur culture et par leur position (car enfin, le socialisme municipal avait bien quelques vertus, non ?), il est un peu déconcertant de voir ainsi certains architectes de notre temps endosser la défroque de gestionnaires qu’ils ne seront jamais tout à fait. Ils en deviennent parfois austères et sacrificiels ! Quand ils n’emboîtent pas directement le phrasé du chargé de com’ de la chambre de commerce locale… Au fond la seule « utopie réalisée », pour le meilleur et pour le pire comme chacun sait, c’est celle de Saint-Simon : tuyaux pour les flux, distances abolies et croissance pour viatique.

Jouant une fois de plus l’anthropologie contre le marxisme, Baudrillard avait vu large et loin en parlant dès 1968 de « fécalité » dans son chapitre du Système des objets consacré aux structures de rangement : il faut que tout communique, fabuleux ! Tous les objets se doivent de communiquer entre eux. Tout communique, donc tout est clair, comme une réponse à l’impératif de fécalité conditionnant une absolue conductibilité des organes intérieurs : une société à l’image de nos intestins ! Saint-Simon avait bien vu les tuyaux, Baudrillard contestera un siècle plus tard leur lubrification excessive. « C’est moderne, tout communique ! », remarquaient les ménagères épatées par la Villa Arpel, exposée cet été dans le Pavillon français de la Biennale et impitoyablement filmée par Jacques Tati dans Mon Oncle.

Paradoxes et réversibilité : faussement naïfs, les débats d’Agora en 2010 énonçaient benoîtement « Comment concevoir et faire évoluer des quartiers où chacun se sente bien ? ». Ou encore, « Une métropole d’un million d’habitants peut-elle être ouverte à tous ? ». Le tout saupoudré de lieux communs, comme l’idée d’ « additionner les qualités de la grande métropole (dans ce qu’elle a de multiple, de diverse, d’hybride et donc de paradoxale) et celle de la ville moyenne dans ce qu’elle a de limitée, de représentable, d’une échelle partagée, de gentille » (oui gentille). Et pour finir, « La Métropole d’un million de personnes, et si c’était Bordeaux en 2046 ? ». Sans blague. Pour plaire au maire, jusqu’où ira-t-on ? Le « projet urbain » à-la-française est un instrument opératoire par son ambiguïté-même.

Parallèlement à ces débats, les cartes produites dans le cadre de cette biennale et d’autres manifestations du même cru rappellent la démarche quantophrénique des CIAM des années 1930. Au cœur du processus de rationalisation et standardisation qui battait son plein, leur mentor Le Corbusier ainsi que les membres hollandais et Cornelis Van Eesteren en particulier élaborèrent alors un urbanisme comparatif reposant sur une abstraction de l’image urbaine et l’élaboration de codes uniformes à l’origine de grilles visuelles analytiques – les fameuses « grilles CIAM » sur lesquelles se sont épuisés nombre d’historiens de l’architecture ces dernières années. Reflets de leur temps, elles considéraient l’usine comme un modèle d’organisation devant être étendu à la société toute entière. En cela Le Corbusier rejoignait Lénine ! Pensées d’emblée pour l’action, ces représentations basées sur l’usage des statistiques n’ont en fait abouti qu’à un équarrissage sensible à prétention scientifique. Les CIAM avaient ainsi, et avant bien d’autres, inventé cette technique qui a pris aujourd’hui le doux nom de benchmarking – qui doit une partie de son succès contemporain à sa grossière banalité, la comparaison chiffrée. Paradoxe : la statistique avait permis la construction de l’Etat, elle sert aujourd’hui sa déconstruction. On l’a retrouvée encore, cette culture du chiffre, à Bordeaux en novembre 2012 à l’occasion des 33e rencontres nationales des agences d’urbanisme patronnées par la FNAU. Les débats s’y étaient frontalement tenu sous l’égide du chiffre : Chiffrer et déchiffrer les villes. Intelligence territoriale et renouveau de l’action publique locale. Les utopies urbaines ont bien trop souvent parlé la langue de l’ennemi.

Jean-Louis VIOLEAU, sociologue, professeur à l’ENSA Paris-Malaquais

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