Comment nos médecins des villes soignent-ils le territoire ?

Une vraie médecine se devrait d’être préventive. Dans les temps les plus anciens de la Chine, le médecin était payé pour maintenir ses patients en bonne santé. Connaissant ses patients, il leur prodiguait des soins avant que la maladie n’apparaisse. S’ils tombaient malades, le médecin devait les soigner gratuitement, puisque qu’il n’avait pas bien fait son travail.
Par contre, celui dont les clients n’étaient jamais malades gagnait rapidement une grande renommée : il connaissait les secrets de la santé.

Chaque patient devait aussi se prendre en charge, et le médecin pouvait « renvoyer » ceux qui ne se conformaient pas à ses prescriptions.
Le cinéma nous a livré cet esprit avec le film japonais Barberousse réalisé par Akira Kurosawa en 1965 sur la relation entre un médecin de campagne et son nouvel assistant, cette relation du médecin au corps social est transposée sous les traits d’un médecin austère et rigoureux, mais qui s’avère un homme plein de compassion et totalement dévoué à ses patients, pour qui la lutte contre la misère et l’ignorance est l’arme la plus efficace pour combattre les maladies.

Et pour la santé de nos territoires, de nos villes, de nos paysages, quelle attention, quels soins  sont portés à la qualité de l’aménagement des sols, la préservation des lieux, leur valorisation ?
Chaque intervenant sur le territoire fait son œuvre, sa zac, son équipement, son opération immobilière, et les « coups » se juxtaposent selon l’intelligence contextuelle des équipes qui ont la charge de les intégrer en prolongement de l’existant.

Le bon médecin assure avant tout l’homéostasie du corps, c’est à dire l’équilibre des fonctions, stimule la capacité à se défendre, à construire ou reconstruire les parties en souffrance.

Comment nos médecins des villes soignent-ils le terrain ?
Si les centres anciens ont tous leur identité, les périphéries de villes ont été raillées pour leur uniformité, copié-collé des enseignes franchisées. Les villes sont des excroissances, des rejets proliférants de la souche initiale. Mais heureusement, l’accent de la caissière trahit l’appartenance au lieu parce que l’humain a gardé sa couleur. L’homme a droit à un espace qui lui ressemble sans se conformer aux produits qu’on lui livre. L’homme contraint organise sa survie et même la banlieue a son accent, différent de celui du centre.

Qui est capable de maintenir les couleurs de la ville française et de gérer ces équilibres ?
Les planificateurs ? Sans jeter la pierre à quiconque, chacun ayant fait ce qu’on lui a demandé de faire, on ne peut pas dire que les chargés de plans, de prospectives urbaines, d’élaboration de POS et de PLU, aient particulièrement brillés durant ces dernières décennies. Hormis des poches d’exceptions, les paysages (territoires-activités-relations humaines) n’ont pas gagné en qualité de façon notoire. Le patrimoine culturel de nos édifices, de nos villes et villages, de nos paysages, sont pourtant un atout qui nous valent d’être une destination touristique prisée. Et ces lieux sont aussi le cadre d’évolution quotidien de chacun d’entre nous. L’image France doit-elle être maintenue sous cloche dans des parcs préservés, poches de paysages à consommer, ou n’est-ce pas toute la sève du territoire qui devrait être imprégnée de cette culture du bon goût.

Quand  je parle de paysage, je ne parle pas que de leur beauté, mais de leur équilibre, de leur cohérence, de la prise en compte des contraintes multifactorielles de l’aménagement de l’espace, de la mobilité des personnes, des transports, des relations de voisinage. Nous sommes passés d’une société de valorisation de la terre à un système de consommation du sol.
En y appliquant toutes les techniques du marketing.

La France offre de beaux paysages et une cuisine de terroir. Les deux sont indissociables.
Pour qu’un cuisinier accomplisse une cuisine saine et goûteuse, il est heureux que l’agriculture en amont, lui livre des produits à la hauteur des ses talents. Le cuisinier dépend de la terre. Que devient la France sans sa Terre ? Que deviendrait la France si nous laissions crever nos cuisiniers ? Facile à réaliser, il suffit de laisser croire, au nom de la concurrence, que l’auberge doive aligner ses tarifs sur celui du fast-food.

Comme pour les architectes, où le prix du marché est descendu au tarif du maillon faible.
L’architecture doit être protégée comme la langue, celle qui goute les mets, comme celle qui savoure les mots. Comme la francophonie défend un état d’esprit, l’architecture porte la philosophie, l’art de vivre « ici ». Je ne parle de l’écriture, de l’expression architecturale qui peut s’inspirer d’un langage international ou universel. Je ne prône pas le régionalisme ou le patrimonial, mais le respect et l’écoute du lieu dans sa globalité. L’écriture contemporaine n’est pas un obstacle. Même une tour et la skyline qui l’accompagne, ne parlent pas de la même façon à New York, Doha, Hong Kong ou Singapour. Les peuples, avec les mêmes techniques, se dévoilent aussi à travers leurs exubérances. Ceux qui voyagent authentique, qui vont à la rencontre de l’esprit des lieux, de l’âme des gens, le savent, il ne suffit pas de réaliser de beaux décors pour fonder un monde.

Malraux a sauvé le patrimoine architectural ancien et donner les moyens de le faire. Et les compétences se sont organisées pour répondre au défi. Il faudrait la même volonté pour fabriquer le patrimoine de demain, dans une continuité paysage-urbain-architecture qui exprime les nouveaux équilibres socio-économiques. Le patrimoine de Malraux témoigne du passé comme leçon de cohérence. Le patrimoine d’aujourd’hui est vivant et l’homme et la ville se polissent l’un l’autre.
L’agriculture, son exploitation, ses techniques ont produit les paysages où s’insèrent les villages. Quelle image de la ville produit le monde présent et à venir ?

Imaginons qu’en France, au lieu de laisser crever les talents, un élan se dessine pour que chaque professionnel reçoive la mission, comme le médecin de l’ancienne chine, de préserver les équilibres, la qualité d’un territoire. Avec un architecte pour 2000 habitants, un honnête homme veillera sur une rue, un village, un canton. Tous les grands édifices religieux de notre patrimoine ont été dédicacés et mis sous la protection d’une puissance protectrice. Nos villes savent-elles à quel saint se vouer ? L’architecte se confronte à chaque instant au processus de la création, les difficultés, les pièges et malgré toutes les contraintes qui pèsent sur lui, parvient tant de fois à réaliser l’impossible. L’architecte veille sur la ville, sur les morceaux de ville dont on lui confie la destinée. Payer les architectes pour que la ville aille bien.

Quand je parle des architectes, çà n’est pas qu’une revendication sectorielle, mais j’entends par là tous les penseurs-réalisateurs capables de pétrir la terre pour en faire des espaces à vivre. Tous les praticiens de l’espace, alchimistes du devenir, capables de convertir le plomb de la médiocrité, en or de la ville sensée.

La société du marché, de l’hyper consommation régulée par les collecteurs de TVA et de taxes locales, produit des déchets d’espaces qui ne sont plus que des m2 valorisables sur lesquels chacun prend sa marge, de la collectivité, aux opérateurs, aux services fiscaux.
Le m2 bâti est un paramètre ponctionné.
On demande juste aux esthètes architectes de sculpter l’œuvre autour de la marchandise.
Le packaging pour habiller la misère.

Si l’on admet que la terre mère nous nourrit sur tous les plans du corps à l’esprit, le dépeçage du sol revient à vendre notre mère. C’est le regard et la relation que nous avons avec le sol qui nous porte et les constructions que nous lui imposons qui est au cœur de la crise.

La vocation première de l’architecte est d’harmoniser les relations que l’homme entretient avec le milieu, dans toutes les composantes de la vie. S’il est cantonné en bout de chaine à donner du beau à voir pour habiller les laideurs des travers générés par les modes de production, il n’est plus qu’un alibi. On ne peut constater que sa valeur ne vaut pas plus que la poudre aux yeux qu’on lui demande de disperser.
Pourtant, accablé par l’empilement des responsabilités normatives, l’architecte parvient encore à respirer et à donner du souffle à ses créations. Il doit revendiquer de prendre part à cette production, être maître de l’architecture du réseau et non pas le simple rôle de fusible en bout de ligne qu’on lui assigne. L’architecte doit intervenir à tous les étages de la production de la ville, depuis la première décision jusqu’à la remise des clefs.  Il doit être entendu. Il doit se faire entendre. Il a une écoute, une capacité à poser les enjeux, le talent pour créer, les méthodes pour réaliser. C’est un être complet qui œuvre dans un monde morcelé, parcellisé.
Dans un territoire devenu une compilation de marchandises où l’espace, comme support économique, est segmenté en autant de produits de consommation, il est un des derniers remparts encore capable de donner de la cohésion, du sens, du corps, de la vie  aux créations urbaines.

Maires, décideurs, aménageurs, amoureux de votre terre, entourez-vous du regard de vos architectes, et donnez vous les moyens de réussir les mutations qui nous défient.
Ils vous entoureront de leurs bons soins.

Pascal BOIVIN, architecte, Nimes

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3 commentaires au sujet de « Comment nos médecins des villes soignent-ils le territoire ? »

  1. Loiret Paul-Emmanuel

    Enseignant(e) - Métropole - 75014
    Bonne idée!! Des architectes pour soigner les maux du territoires.
    Nous pouvons aussi parler de l’architecte comme thérapeute de l’espace social. Voir p. CECCARINI, « l’architecture comme semio-physique de l’espace social ».
    L’architecture n’est-elle pas la réponse à un besoin de protection, du corps et de l’esprit? Quand nous intervenons sur les territoires habités, ne faisons-nous pas des « diagnostics » puis des « prescriptions » pour répondre à leurs maux ?

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  2. cobeno yolande

    Architecte - Ville > 50.000 habitants - 75019
    Il faudrait élargir les missions des architectes.Ils devraient préserver les patrimoines existants et intervenir en maintenance pour le bâtiment.On pourrait délimiter une zone géographique d’intervention par architecte comme cela se fait pour les exercices des médecins en libéral….

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  3. Eric GRENIER

    Ville > 50.000 habitants - 30000
    Très belle contribution qui ouvre une piste utopique: L’architecte garant de la qualité d’un territoire pourquoi pas ?
    L’architecte embrassant un rôle de soignant, de cultivateur (cultivé, espérons-le)?
    Chiche, mais l’architecte est aussi bon gré, mal gré, celui qui imprime le territoire d’un message appartenant à l’inconscient collectif. Ainsi donc l’occupation du territoire, ses manifestations construites, livrent le reflet d’une société. Ici égotique, et bien souvent négligente de la richesse passée et de celle à léguer. Pourtant des voix dans ce métiers se font de plus nombreuses pour porter une attention à des horizons lointains. Une culture émerge, des pratiques nouvelles l’accompagneront, les savoir-faire se perfectionneront pour une meilleure prise en considération des attentes sociales proches et lointaines, des impacts culturels et environnementaux. Cette pratique qui appelle : accueil/écoute/ conception/ création/accompagnement est-elle bien miscible dans un processus de reporting fondé sur la suspicion, et le recours juridique.
    Choc de culture ? confrontation entre pratiques anglo-saxones et pratiques latines. En quelques décennies les pièces écrites ont ont pris une importance inversement proportionnelle à la qualité des savoir faire. La fonction de soignant du territoire, appelle une confiance mutuelle de chacun des acteurs. N’est-ce pas là un préalable ? Un présupposé dont l’importance est à replacer au centre des enjeux.

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