Bien habiter devrait être le leitmotiv du projet urbain au lieu d’en être paradoxalement le parent pauvre. En effet, l’habitat est indubitablement la « chair » des projets urbains, et non des briques qui bordent les espaces publics et servent de faire valoir aux équipements majeurs et autres architectures iconiques. Ces derniers sont, eux, considérés comme les leviers espérés pour lancer la dynamique des projets urbains, à l’instar du légendaire Guggenheim de Bilbao, ou du stade de France pour la Plaine-Saint-Denis.
La situation française en termes d’habitat est quelque peu schizophrénique, mettant l’accent sur l’exceptionnel, souvent réussi, dans des opérations périmêtrées et maîtrisées, et un laisser aller patent sur la production de la ville ordinaire, écartelée entre des modèles répétitifs et quelques opérations pilotes – généralement de logement social, qui ne rencontrent pas toujours l’adhésion des habitants- voire par des opérations privées, étendard des groupes de promotion qui poursuivent une production banale et souvent médiocre au prétexte de leur connaissance du marché.
Comment renouveler cette question immémoriale, comment créer un habitat de qualité et atteindre une banalité exemplaire qui servirait tout un chacun ? Ces questions interrogent la recherche, fortement mobilisée sur ce qui touche aux modes de vie en lien avec l’habiter. Pourtant, cette recherche, elle aussi relayée par des groupes privés comme Nexity et Bouygues, sert insuffisamment l’action car elle ne passe pas le cap de la vulgarisation nécessaire pour ce faire. Antoine Haumont, chercheur passionné de longue date par l’habitat, a tenté quelques synthèses allant du logement au quartier pour mieux aborder la ville. Piste forte s’il en est pour guider les choix futurs, il alerte sur l’acceptabilité de la modernité et du développement durable s’ils servent l’usage et valorisent l’individu car on ne peut pas vouloir faire le bonheur des gens contre eux. Ainsi, la densité nécessaire à un futur durable n’est-elle rejetée que si elle ne respecte pas les écartements nécessaires dans les espaces partagés.
Marier créativité, usage et urbanité est possible en servant l’usager car l’usage est chose essentielle. En témoignent des architectes aussi divers que Catherine Furet, Marie-Helène Badia, Bernard Buhler, Yves Lion, Nicolas Michelin, Eric Lapierre, Edith Girard et bien d’autres, dont l’engagement et la passion en faveur de l’usage et de la ville sont été salués ici. Haro sur les concours qui privilégient les images de façades flatteuses ou pas, environnées d’un vert salvateur que l’on se saurait parfois pas se payer ! Comment introduire dans les consultations urbaines la primauté de la qualité d’habiter ? Comment introduire dans les concours d’architecture la primauté de l’usage et de la manière dont le bâti sert la ville et fabrique du lien, de l’intimité, du vivre ensemble ?
Le logement n’est décidément pas un monument comme le montre si bien Eric Lapierre s’amusant à confronter les spectaculaires bâtiments de la bibliothèque de Seattle et de l’immeuble de la télévision à Pékin aux bien sages logements réalisés à Breda par la même agence OMA Rem Koolhaas.
Développement durable, ce mot d’ordre n’est pas une découverte récente, du moins par les concepteurs qui défendent le bon sens comme guide, le savoir faire ancestral trop souvent négligé de la bonne orientation, de l’aération naturelle, de l’écoulement naturel des eaux, de la reconvertibilité. L’inventivité en la matière est de mise en veillant à ce qu’elle ne soit pas bridée par des normes qui iraient contre les objectifs recherchés tant au plan environnemental que social et urbain. Car il s’agit de négocier avec l’environnement toujours contextuel et spécifique.
Bernard Buhler, dont l’œuvre est « localissime » (concentrée pour une bonne part dans quatre rues des faubourgs bordelais où il glisse des logements sociaux et privés dans les chais), défend « le bonheur durable ». Jacques Ferrier, architecte et ingénieur, appelle de ses vœux une liberté de création pour défendre le bâtiment durable : « L’aspect réglementaire devrait être mis à zéro et remplacé par des obligations de performances, accompagnées d’incitations ou, en cas de non-obtention, de pénalités éventuelles. Laissons au concepteur le choix des armes pour imaginer le bâtiment efficace et laissons-lui le privilège des faire des dispositifs environnementaux la matière même de son architecture. C’est le résultat qu’il faut fixer et encourager, pas les moyens d’y parvenir ».
Le durable peut régénérer une esthétique architecturale par une attitude résiliente introduisant de nouvelles manières de protéger le bâti par l’extérieur, enrichissant ainsi les habituelles peaux qui s’appauvrissent au fil du temps. Ainsi le laboratoire que constitue la caserne de Bonne à Grenoble montre les différentes interprétations architecturales des normes Concerto, ouvrant une nouvelle sensualité des matériaux trop oubliée dans les opérations moins récentes, et cela à des surcoûts raisonnables aux dires des opérateurs.
L’esthétique est aussi un élément durable, chose rarement évoquée ; or l’intemporalité esthétique est facteur de durabilité s’il en est, ainsi que la mutabilité du bâti, notamment au regard des évolutions au sein même de la famille et selon les phases d’un parcours de vie. Car il s’agit d’adapter le logement à la société hypermoderne si mobile, chère à François Ascher.
Des rez-de-chaussée vivants, voilà ce qui servirait un habitat durable dans une ville durable. Cette réflexion s’impose pour redessiner des logements ouverts sur l’espace public, lui-même soigné et pensé, chose évidente et rare. En effet, l’habitat devient hostile à la rue, engoncé dans ses murs, bordé d’un espace public noyé de bitume et d’une écriture routière peu propice au plaisir d’y flâner.
Mais nombre d’exemples témoignent du fait que la contrainte peut être inversée et devenir opportunité et qu’il est possible de négocier avec l’environnement, fut-il hostile. Ainsi en est-il des images de l’équipe Descartes pour le Grand Paris, dont les immeubles à vastes balcons le long d’infrastructures dégagent de l’espace visuel ; cette évolution est rendue possible avec l’apaisement des voies rendant les boulevards habitables, en les dotant d’espaces de vie.
Un optimisme tempéré est toutefois de mise au regard des expériences présentées à Brest par Edith Girard, rendant le paysage de la rade aux habitants, à Blanquefort où Alexandre Chemetoff intervient pour valoriser le potentiel existant à sa manière unique et toujours renouvelée d’inventer à partir du réel, à Nantes où Nicolas Michelin fait vivre la Loire à tous ses logements, à Bordeaux où Brochet-Lajus-Pouyé et Christian Devillers, imaginent d’habiter sur l’eau, à Pessac où Patrick Hernandez crée l’intime au carré, …
Mais les dures réalités d’une insuffisante production nationale au regard des besoins, à la désolvabilisation de tant de ménages – qui doivent d’abord habiter, avant d’habiter bien, rappelle Jean-Luc Poidevin, de Nexity – ne devraient pas freiner la réflexion sur la qualité et la durabilité des opérations futures. Il faudrait donc tirer des leçons de tous ces miracles nés de la conjonction d’une demande politique de qualité, d’une maîtrise d’ouvrage éclairée, de l’appel à des concepteurs talentueux et militants de l ‘usage et de l’urbain.
Ce qui fait défaut, à ce jour, est la qualité pour tous d’un habitat périphérique que demanderaient les habitants et que François Ascher appelait de tous ses vœux pour arrêter de dicter aux usagers comment réinterpréter leurs demandes tout en tentant de limiter le réel étalement urbain en offrant des lotissements écologiques.
Quelques principes pour œuvrer en faveur du « bien habiter la ville » :
• nourrir le projet d’intentions, tant un bon projet est lié au nombre de questions que l’on se pose, afin d’améliorer sans cesse l’habitabilité et l’urbanité;
• faire de chaque projet, quelle que soit son échelle, un projet urbain à part entière, en sachant traverser les échelles, du logement à la ville;
•penser la qualité, c’est penser le bon logement, obsession exprimée ainsi par Alexandre Chemetoff. Le bon logement est pensé de l’intérieur et se prête à une appropriation. Celle-ci est palpable par le confort qu’elle offre et la manière dont les usagers se l’approprient;
• rendre possible l’impossible, penser une « haute qualité d’usage », selon les termes de Nicolas Michelin,
• penser la modernité non comme une ostentation mais comme la résultante d’un travail venu du logement vers l’extérieur et non le contraire;
• repérer et régénérer les espaces reconvertibles dans l’urbain existant;
• refuser tout tabou, la qualité de l’habitat passe par l’acceptation de la différence, différence d’attentes sociales, de contexte urbain, de jeu d’acteurs, etc. Habiter en hauteur ou en individuel n’appelle guère de primauté, tout est affaire de modes combinatoires, d’écoute des usages, et de maestria professionnelle sur tous les registres;
• savoir dialoguer avec la nature et le paysage tant dans l’urbain dense que dans les extensions urbaines,…
En définitive, il n’y a pas une bonne formule, ni de recettes pour ce faire ; des chais reconvertis de Bernard Buhler à l’habitat en hauteur de Yves Lion, nombre de typologies, toujours contextuelles, sont explorées. Elles sont la panoplie du possible, sans exclusive. La seule constante est la volonté de fabriquer du « chez soi, en ville, avec les autres ».
Ariella Masboungi
Architecte-urbaniste
Inspectrice générale de l’administration du développement durable
(Ce texte est l’introduction de l’ouvrage « Bien habiter la ville », paru aux éditions du Moniteur)
Architecte - Métropole - 75018
En matière d’habitat, si l’usage est bon, qu’il correspond aux besoins des habitants, peut-on dire que l’architecture est bonne ? si cette notion existe, est-elle pérenne ?
Les habitants changent, leurs modes de vie et leurs usages également. l’habitat est en constante mutation.
Travaillant exclusivement dans le domaine de la réhabilitation d’habitats collectifs, je considère que mon travail est d’obtenir que mes interventions sur le bâti permettent aux occupants de mieux habiter leurs logements. La réhabilitation doit permettre une meilleure adéquation avec leurs usages mais également elle doit faire évoluer ces usages.
Il me semble évident que ce « mieux habiter le logement » s’accompagne du « bien habiter la ville ».
Je partage totalement avec Nicolas Michelin la nécessité de la haute qualité d’usage.