Vous avez dit : « un peu plus de souplesse » ? Quelques fragments de pensée

- par Michel HUET, avocat de l’Architecture et de l’Urbain. habitat : mutations et innovations ?, habiter la métropole

Fragment 1 : De quel droit le juriste peut-il parler de la rue et du tissu urbain ?
Une première réponse : parce qu’on le lui demande !
Les professeurs, avocats, notaires constituant la Doctrine, commentent les textes, la jurisprudence dans des revues juridiques de haute qualité. Leur discours s’épanche essentiellement dans le champ du Droit de l’Urbanisme. Mais le découpage et le cloisonnement de multiples champs de droit obligent le juriste à traverser les diverses coques du droit des marchés publics, du Droit de la Construction, du Droit d’Auteur, du Droit de l’Informatique et du Droit de l’Environnement.

Une seconde réponse plus « essentielle ». Le droit est à la fois le fondement des relations productives et culturelles et un outil permettant de naviguer à travers les obstacles des réglementations et les règles de normalisations.

Une troisième réponse plus « réaliste » : les juristes, dans la plupart des pays du monde industrialisés, participent activement aux négociations permettant au projet urbain d’exister (l’exemple cité par Christian aux Etats-Unis pour « le Droit de l’Air »), mais le juriste participe aussi, de plus en plus, à l’élaboration du projet, apportant, si nécessaire, des réponses imaginatives, créant parfois des concepts opérationnels qui donnent du sens non seulement au projet lui-même, mais encore à toute l’opération.

 

Fragment 2 : Quelle est la place du Droit dans la reconquête du logos ?

Le sens du projet et de l’opération est un acte essentiel.

Il est souvent un acte de résistance qui peut l’emporter si le poids des mots est efficace, si la pensée est bien exprimée si « l’être en devenir de la totalité du monde fragmentaire et fragmenté » (Kostas Axelos) est au cœur du projet.

Le droit aussi est fragmenté : Droit Public / Droit Privé, multiples sous-droits devenus autonomes. L’aspiration à traverser les cloisons en enfourchant « l’acte architectural et urbain » que nous avons inventé pour mobiliser l’aventure de la mobilité, illustre cette quête – reconquête du logos.

 

Fragment 3 : La sécurité est-elle une notion juridique ?

Il existe des thèmes qui, dans la division du travail intellectuel, sont affectés au droit. La sécurité, dans un monde qui en souffre cruellement, est réclamée en priorité au juriste au niveau des divers échelons règlementaires ou contractuels.

David, comme tout architecte urbaniste confronté à cette demande politico-sociale a été très clair quant à la notion même de sécurité dévolue à la police en la distinguant de « l’environnement sécurisé ». Mais quel que soit le choix politique du décideur public, c’est le droit qui habillera les prescriptions et les mises en œuvre formelles du projet urbain.

 

Fragment 4 : Quels sont les réalités et les concepts juridiques qui impactent la conception de la rue et du tissu urbain ? (Propriété – Usage)

Nous peinons à convaincre les meilleurs de nos amis ou de nos clients quant à la nécessité d’insérer le juriste dans leur équipe de conception.

Jean-Michel WILMOTTE que j’avais interpellé le 9 septembre dernier, dans sa brillante intervention chez Unibail avait été catégorique. Il considère que la création est un acte solitaire et que le droit appartient au monde de la gestion. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, l’avocat a pour rôle d’enfiler sa robe et de gagner les contentieux. Sans doute, mais enfermer l’avocat dans ce seul rôle consiste à ne traiter le droit que comme un outil de régulation judiciaire.

Or, le droit à la capacité de réguler les conflits bien en amont.

L’acte architectural et urbain traverse un vrai champ de mines, celui de la propriété. Tout projet architectural et/ou urbain ébranle, par les modifications qu’il impose à un terrain ou à un bâtiment, les rapports de propriété. Or la propriété, c’est le fondement du Code Civil :

Et ce même code génère une contradiction profonde entre deux faces de la propriété : la propriété matérielle et la propriété immatérielle. Comment le propriétaire d’un bien matériel peut-il admettre que la modification de son bien passe par l’accord de celui qui l’a créé ?

Le rôle de l’Avocat de l’architecture et de l’urbain, quels que soient ses commanditaires (décideurs ou créateurs) est de dompter le conflit entre deux intérêts tout aussi légitimes mais essentiellement irréconciliables.

La rue, la place, un lotissement sont dessinés par un concepteur. Dès lors que ce dessin est original, les règles du Code de Propriété Intellectuelle s’appliquent.

Et en amont, pour l’élaboration du projet, il est nécessaire de maîtriser le problème de la création, notamment en matière de rénovation urbaine et poser comme l’a fait Paul Chemetov à Courcouronnes, la question du droit d’auteur lorsque la démolition d’un logement social n’est pas utile.

 

Fragment 5 : Le droit peut-il être souple ?

Nous ne sommes pas sourds à l’appel des architectes qui n’en peuvent plus de passer leur temps à tenter de passer entre les gouttes des règlements en tous genres, en particulier des normes.

Les juristes ne sont pas responsables des normes élaborées par des techniciens, même si le droit entre en action lorsqu’elles sont insérées dans les marchés.

On peut s’interroger sur le rôle des juristes dans l’élaboration des règles qu’elles soient législatives ou réglementaires qui rendent de plus en plus sans voix les avocats, notaires et autres juristes de terrains.

Mais le constat de Christian et de David sur les difficultés d’application, le temps passé à les maîtriser, est une réalité d’autant plus préoccupante qu’une partie de la jurisprudence estime que les architectes et les urbanistes sont les premiers responsables d’une non application ou d’une mauvaise application des règles d’urbanisme. Pèse, en permanence sur leur tête, le Droit Pénal, qui peut à tout moment être un couperet, puisque toute violation des règles d’urbanisme constitue un délit pénal !

Se pose donc la question d’un droit plus souple sur laquelle de plus en plus d’auteurs se penchent.

Le document le plus significatif à cet égard est le rapport annuel du Conseil d’Etat de 2013 qui évoque pour la première fois cette notion de « droit souple » défini comme « un ensemble d’instruments divers mais, qui, tous, vérifient trois critères cumulatifs » : Des instruments ayant pour objet de modifier des comportements, n’ayant pas de force contraignante, présentant un certain degré de structuration.
Les 16 questions réponses qui ont été publiées font une grande place au Droit de l’Union Européenne qui intègre le droit souple dans sa politique normative. «  Son objet n’est pas de contraindre les acteurs privés, mais d’assurer, sous l’égide des pouvoirs publics, une utilisation raisonnée du droit souple, favorisant la performance économique et la protection des consommateurs et des utilisateurs ».

Cette vision libérale s’insère totalement dans la politique de l’Union Européenne et marque ses limites qu’impose une réflexion plus approfondie sur le thème central de la temporalité qui n’est pas abordé.

Fragment 6 : Comment le Droit opérationnel peut-il traverser le temps ? (vers un droit mobilaire)

Non seulement il le peut, mais il le doit. C’est une question de méthode qui exclut les modèles types de cahier des charges, même si les pratiques dominantes vont dans ce sens. Nous proposons deux approches : la prescription ouverte et le droit mobilaire.

1)      La prescription ouverte

Elle est née d’une recherche en cours commandée par le Ministre de la Culture concernant la performance énergétique. Elle a émergé sous l’animation de Mohamed Benzerzour, avec Franck Boutté,
Jean Atali, Isabelle Chesneau et Michel Huet et par l’analyse de la méthode, des figures, des outils qui permettaient de dépasser les blocages auxquels sont confrontés tous les acteurs de la construction.

Ce travail, au-delà de sa spécificité, concerne toutes les opérations mettant en jeu l’architecture et l’urbain. Il s’agit, en effet :

-          de résister à « la bureaucratisation du monde à la mode néolibérale » (Béatrice Hibou), à « l’hydre normative » (Catherine Thibierge)

-         de ne pas sombrer dans le tout contractuel, si cher aux grands groupes du BTP qui veulent faire reconnaître leur capacité à imposer leur mode de conception, de réalisation et de gestion de l’espace et du temps.

-          de prendre acte de la métamorphose en cours des scientifiques notamment en traversant la cloison science dur (mathématique, physique, chimie, etc…), sciences humaines (histoire, géographie, sociologie, anthropologie, droit, etc…), en quête de linguistique, de vocabulaire et de méthodologie, ayant pour seul objet une vision du devenir de l’humanité.

Axer sur trois axes : « Résister, Responsabiliser, Anticiper », la prescription doit, avec rigueur, définir des principes très stricts, permettant aux acteurs d’ouvrir leur imagination à des projets originaux répondant aux grands principes.

Pour moi cette approche ne peut prospérer que si, concomitamment, est reconnu le « droit mobilaire » qui existe déjà.

2)      Le droit mobilaire

La réflexion que j’ai menée depuis une trentaine d’années, grâce à ma pratique urbaine, a fait l’objet d’une communication en 2006 sous le titre « Esquisse d’architecture d’un droit mobilaire ».
Un constat : la mobilité devient l’essence du droit de l’urbain et de l’environnement. Elle m’a été d’ailleurs inspirée, par l’article de David, à la revue urbanisme « modèles urbains et mobilité », notamment avec cette petite phrase « retrouver la ville permanente et affirmer que l’urbanisme de travée est supérieur à l’urbanisme de secteur ». C’est la réalité mouvante des rapports de production et des rapports sociaux qui façonne ce droit mobilaire en épousant les formes.

Aussi, en remerciant, Christian et David, pour cette conférence, je cite à nouveau, en espérant toujours mieux accompagner, les penseurs acteurs de l’espace urbain, le philosophe Kostas Axelos : « ayant à penser et à effectuer ce qui a été déjà pensé, nous avons surtout à frayer un chemin à ce qui n’a pas été pensé et demeure à penser ».

 

Michel HUET, avocat de l’Architecture et de l’Urbain

Texte prononcé en écho à la conférence de Christian de PORTZAMPARC et David MANGIN à la Maison du Barreau le 24 septembre dernier.

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