Architecte : une profession ?

Où va l’architecture ? Où vont les architectes ? Le constat est général : depuis une quinzaine d’année, la profession d’architectes a perdu, en France, nombre de prérogatives. L’état s’est désengagé des projets au profit d’opérateurs privés, la loi MOP est souvent détournée voire oubliée. Les missions confiées à l’architecte sont plus morcelées, à la mesure des nombreux consultants qui se sont imposés pour répondre à des demandes plus précises, plus complexes, plus diversifiées. Demandes qui, dans leur profusion, ont brouillé la mission de l’architecte, dont la tâche consistait à prendre en charge la variété des contraintes et des déterminants du projet pour en proposer une synthèse, elle-même s’incarnant dans la conception architecturale.

Par ailleurs, très occupés qu’ils étaient par des querelles stylistiques plus qu’intellectuelles, les architectes sont passés, dans les années 80, à côté de la révolution numérique, qu’ils ont subie plutôt que d’en faire un outil rendant plus efficace leur expertise et leurs propositions. Bientôt le BIM (Building Information Modeling) sera piloté par les grands bureaux d’études des entreprises. Les architectes sont peut-être aussi en train de passer à côté de la révolution environnementale, laissant là encore leur expertise (nature des sols, environnement et ressources, modes de vie…) à une ingénierie structurée autour du calcul, de la norme et du label et beaucoup moins intéressée par les questions anthropologiques que posent les mutations de notre écoumène.

Le manque de réactivité et le manque de moyens des Écoles d’architecture n’a pas permis le développement de réelles initiatives, renouvellement des discours sur la ville, expériences constructives et prototypes, expertises environnemento-sociétales et représentations, approches projectuelles menées non seulement en France mais aussi à l’étranger, en coopération avec des écoles travaillant sur des milieux très différents. Les enjeux de la discipline sont pourtant cependant pour une part commun à de nombreux territoires de la planète. Sociétaux et culturels d’une part, environnementaux et globaux d’autre part. Les premiers enjeux renvoient à la mission de l’architecture d’aménager au mieux les différents lieux de séjour de nos contemporains. Le second enjeu interroge l’éthique de l’architecte : aménager et construire les différents habitats : avec quelles ressources, quand on sait que celles-ci ne sont pas inépuisables ? Pour quelle société et quelles relations entre les personnes ? Avec quelle configuration d’acteurs ? Quelques propositions ci-après.

Architecture, enjeu sociétal.

Pour une société du travail multiple, diversifiée, mouvante, interconnectée et interactive, des lieux accueillant la flexibilité des usages.Aujourd’hui on peut travailler quasiment partout, communiquer partout, écrire ou écouter de la musique partout, etc. La nécessité d’affecter d’une manière exclusive les lieux, logement, commerce, telle ou telle activité, est devenue anachronique. Il faut permettre le mélange et le changement des usages, à charge aux architectes aux développeurs des projets d’imaginer les typologies et les équipements techniques adaptés en donnant à la densité de nouvelles configurations spatiales. Simultanément, il est nécessaire de redéfinir dans l’espace les relations entre les domaines privés et le continuum public. La conception des opérations de logements ou de bureaux a tendance à définir de plus en plus de frontières entre le domaine privé et le domaine public. Multiples seuils qui, si ils ont pour objet de renforcer le sentiment de sécurité des personnes, ont également pour effet d’enfermer, d’isoler et d’instaurer la méfiance d’autrui. « L’obsession du risque », « la surenchère normative » pour reprendre le termes du géographe Michel Lussault, nous a fait oublier que tout espace habité est par nature vulnérable, de même que notre écoumène est vulnérable. Ne doit-on pas considérer par exemple que les lieux de sociabilité que sont la cour, la cage d’escalier, la toiture partagée, plantée etc…, en favorisant les relations entre personnes, constituent une protection mutuelle préférable aux multiples dispositifs clefs, codes, cartes et/ou vidéo surveillance ?

La profusion et la rigidité des réglementations a contribué à fabriquer un tissu homogène mais dépourvu des surprises, des sensations nouvelles, des exceptions qui font du tissu urbain un tissu vivant et animé. Ouvrir à la négociation des réglementations aujourd’hui fermées permettrait une adaptation à la profusion des situations urbaines, qui décrivent aussi des tissus de relations sociales.

Architecture, enjeu environnemental, enjeu global.

Solidarité environnementale. Les dix dernières années ont vu se développer, en France et ailleurs, une écologie d’accompagnement, visible dans le verdissement des représentations architecturales et des façades, les bardages bois et autres artefacts, une écologie devenue argument de vente pour les opérateurs immobiliers. L’évolution de la ville devrait prendre en compte un écosystème plus large, à l’échelle du ou des quartiers, considérant celui-ci comme un métabolisme dont il faut assurer les équilibres en terme de ressources, de recyclage et d’énergie, en prenant en considération les personnes vivant sur place ou amenées à y vivre dans leur degré d’inter-actions, en évaluant les énergies grises (énergies nécessaires pour produire un matériau et le maintenir en état), le degré d’autonomie du quartier, etc … L’environnement est par nature un enjeu global.

Partout dans le monde, nous pouvons évaluer les aspects négatifs de transformations opérées à une époque où l’énergie était peu chère et inépuisable, où l’efficacité économique primait sur l’attention portée aux situations urbaines spécifiques et sur la qualité des habitats. Les intervenants dans l’élaboration de la ville et les expertises se sont aujourd’hui multipliés, les catastrophes écologiques ou météorologiques nous ont incités à la prudence et à la modestie, les outils numériques ont décuplé l’expertise des ingénieries environnementales. Les réponses environnementales apportant des améliorations à la vie des villes et à la vie en ville sont pour beaucoup communes aux villes du monde. Utilisation intelligente des ressources, de la topographie et des données climatiques, expertise du déjà-là dans ses configurations construites et leur histoire, organisations permettant le voisinage harmonieux de populations et d’activités différentes ; accessibilité de chacun aux équipements de la ville. Tels sont les sujets contemporains de l’Architecture. Là devraient être ses métiers. Aux demandes des maîtres d’ouvrage et des opérateurs il n’existe pas de réponse automatique, pas de recette. Quelle organisation des infrastructures dans le site à urbaniser, comment valoriser le contexte existant dans ses caractéristiques paysagères, climatiques, topographiques ? Quelles morphologies, quelles mises en œuvre, quelles structures, quelles matérialités pour les futures constructions ? Le dialogue entre tous les acteurs urbains doit se substituer à la simple rentabilisation du foncier et aux dictats des réglementations et labels.

De nouvelles synthèses doivent inspirer les formes à donner à la densité, la qualité des proximités ou des continuités entre les lieux de la ville, les relations avec le paysage naturel, éléments naturels qui doivent être considérée davantage comme ressource que comme décor. Il appartient aux architectes de réfléchir ces nouvelles synthèses et de les mettre en ouvre dans la transformation concrète des villes.

Mutation des territoires et économie sont en étroite relation. Plus l’économie est active, plus la mutation des territoires est rapide, la Chine en est un des exemples. Une économie mondialisée, mobile et imprévisible, a souvent généré des mutations territoriales de nature chaotique et incontrôlée, dictées par le temps court et le coût. Globalisé et numérisé, l’environnement de l’architecture est mouvant et incertain, la conception du projet met en jeu des dynamiques complexes : dynamique de flux de capitaux, temporalités accélérées – multi décisions, faisceaux de déterminants – fabriquent le tissu de la ville plus que les logiques de planification. Ces dynamiques, constellations de paramètres eux-mêmes variables, s’expriment dans une grande interactivité qui élimine l’auteur unique. Tous sont auteurs et acteurs simultanément. L’Architecture comme projet a peut-être cédé la place à l’Architecture comme représentation des négociations entre acteurs, amendable au gré des circonstances.
Bruno J. Hubert architecte

 

« Il existe aujourd’hui une obsession du risque, qui conduit à une des enjeux de politiques publiques et à une surenchère normative – source de déception puisque jamais on ne parvient au risque Zéro (…) Comment sortir d’une telle dérive ? En acceptant de considérer que les espaces de vie, parce qu’ils sont des construits complexes, des composés impurs et bricolés de réalités humaines et non humaines, s’avèrent intrinsèquement « toujours-déjà »vulnérables (…) Durant de nombreuses décennies, les enthousiasmes liés à la croissance économique et les certitudes prométhéennes qui accompagnaient le développement des nouvelles ingénieries ont occulté cette réalité élémentaire. (…) Toutefois, si la vulnérabilité des espaces habités les met en danger, elle stimule également leur évolution (…), une caractéristique de l’écoumène dont on doit s’imprégner pour permettre à celui-ci de progresser. » Michel Lussault (in « Libération 2 Octobre 2014)

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